A) Quels choix démocratiques pour le climat et les espèces ?
Le constat d’une crise écologique majeure n’est pas encore admis par tous, près de 50 ans après les premières alertes solennelles. Le fait même de ce retard est révélateur d’une crise démocratique profonde, car il traduit l’ampleur des influences imposées sur les débats par les lobbys. Les États, pour leur part, ont tardé à poser un diagnostic clair sur cette crise et son ampleur (1). Dans ce contexte, les perspectives collectives esquissées, même pour la France à la suite de la « conférence citoyenne pour le climat », demeurent brouillées au niveau national, elles sont encore plus floues au plan international (2).
1. UN CONSTAT ENCORE CONTESTE
a. Des manœuvres anciennes pour retarder la prise de conscience de la crise
La conscience du caractère fini des ressources et du hiatus que provoquerait la généralisation d’un modèle fondé sur une croissance indéfinie de la consommation et de la production n’est pas nouvelle. Pour autant, les alertes ont fait l’objet de diverses manœuvres destinées à les discréditer ou à les relativiser, rendant encore difficile d’établir un constat véritablement partagé et opposable.
Un ouvrage consacré aux retards des négociations internationales, Perdre la terre [1], a montré que les premiers projets d’accord contraignants remontent au début des années 70 du XXe siècle : à cette date, les données disponibles étaient suffisantes pour laisser entrevoir une aggravation des phénomènes pour l’horizon 2015 (prévision qui s’est de fait confirmée). Mais le changement de cap, réalisé en 1980 avec la présidence de R. Reagan, a éloigné la perspective de tout accord international et conduit à diverses stratégies de diversion. De rapports en rapports, d’expertises complémentaires et expertises complémentaires, le choix a été fait de préserver les équilibres (ou plutôt les déséquilibres) antérieurs (selon une dynamique que le mandat de D. Trump a rééditée quelques 20 ans plus tard) ; et ce alors même que les entreprises, notamment pétrolières, paraissaient prêtes alors à accepter des évolutions contraignantes. Le sentiment se dégage ainsi d’une « occasion perdue », au plan international, il y a un peu plus de trente ans.
Un autre ouvrage de synthèse, Les Marchands de doute [2], met en évidence le déploiement au cours de ces trente dernières années de démarches multiples de lobbying, destinées et à retarder sur le plan climatique les évolutions réglementaires aux niveaux international et national, à gagner du temps. Cet ouvrage a documenté de manière très précise une stratégie plus générale des lobbys, destinée à écarter les évolutions réglementaires : en premier lieu s’agissant du tabac, (et tout particulièrement du tabagisme passif), pour écarter la responsabilité des cancers et de nombre d’autres pathologies et ainsi pour préserver l’activité et les profits des secteurs concernés. Testée par les « cigaretiers », cette méthode a été étendue à d’autres grands débats sociétaux : la « malbouffe », les pluies acides, le trou d’ozone, les pesticides. Aux États-Unis, d’ailleurs, ce sont souvent les mêmes firmes spécialisées dans le lobbying qui ont mené ces combats de retardement, avec un succès d’ailleurs inégal : grand pour le tabac, assez réduit s’agissant du trou d’ozone et des pluies acide (qui ont été reconnues par la communauté internationale), mais grand pour le dérèglement climatique ou les pesticides.
À chaque fois, les techniques retenues sont très similaires et reposent sur une instrumentalisation de scientifiques, souvent généralistes ou spécialistes d’autres domaines, pour laisser entendre que les faits (indéniables) peuvent avoir d’autres explications, d’autres causes. Le refus des réglementations envisagées est fondé non pas sur un déni brutal, mais plus subtilement sur un procès fait à la science, au nom de ses doutes et de sa méthode de certitudes croissantes. A chaque fois, l’insinuation est que les alertes seraient excessives ou fondées sur des certitudes précipitées [3] .
C’est pour ces motifs que s’explique le constat établi en 2010, selon lequel le pourcentage des Américains convaincus de la réalité du réchauffement climatique avait plafonné et même régressé certaines années [4](il demeurait globalement d’actualité 10 ans plus tard). Pour presque la moitié des personnes interrogées, « de nombreux désaccords entre scientifiques persistaient », ce qui jetait une sorte de discrédit sur les appels à faire évoluer les modèles de consommation et de production. En réalité, les véritables désaccords entre spécialistes reconnus par leurs pairs portent sur des points relativement secondaires.
On sait que D. Trump a repris et largement diffusé la « mise en doute » de la réalité du réchauffement climatique, indiquant à plusieurs reprises qu’on allait au contraire vers une baisse des températures et que des épisodes de neige précoce en étaient la confirmation. En France, il y a quelques années les prises de position répétées de Claude Allègre, ancien ministre de l’Éducation et scientifique renommé (mais en aucun cas spécialiste du climat, plutôt de tectonique des plaques) ont également servi à jeter le doute, ses ouvrages largement vendus ayant diffusé toutes sortes d’hypothèses fantaisistes sur le cycle solaire, par exemple… Ces comportements caricaturaux rendent plus visible une stratégie générale de mise en débat, de mise en question, dans laquelle la démocratie (qui est un art du débat collectif) s’est trouvée piégée. Aux procédures patientes et à la construction par un réseau de pairs d’une légitimité et d’une crédibilité scientifiques, ces lobbys ont opposé la « technique » médiatique de généralistes de la science ou de l’opinion. À l’issue des confrontations médiatiques, mises à la mode par les « talkshows », l’opinion retient surtout (à tort) « qu’on ne sait pas vraiment ce qu’il en est ».
b. Des alertes pourtant anciennes
De nombreux ouvrages ont fait l’historique des alertes relatives au climat (et de manière symétrique, au risque d’extinction des espèces ou aux dommages liés aux pollutions par els pastiques et/ou les pesticides [5]. Parmi de nombreux exemples on peut lire en dernier lieu un rappel établi par Serge Audier [6]. Sans remonter jusqu’à la « préhistoire [7] » de ces alertes, les premières certitudes systématiques remontent au début des années 60 du XXe siècle ; et leur médiatisation remonte au début des années 1970, avec en les analyses de Pierre Samuel, co-fondateur des Amis de la terre ou (plus connues) la publication du Club de Rome, en 1973, sous le titre « les limites de la croissance ». L’urgence d’une modification de la trajectoire collective y était inscrite, avec la formule « se transformer ou disparaître ».
Selon S. Audier, l’échec du Club de Rome s’explique aussi par les rapports de force et les batailles idéologiques : « ces avertissements ont subi un tir de barrage venu de la droite libérale et néolibérale mais aussi de la gauche productiviste, notamment communiste ». Mais la question n’est pas tant, historique, de la réception de ces premières alertes. Elle est celle d’un très long déni, d’un refus de voir reconnues des thèses aujourd’hui en réalité devenues incontestables sur le plan scientifique, mais dont les conséquences éventuelles continuent à faire l’objet d’un travail de sape multiforme.
Pour prendre une analogie, la condamnation par l’Eglise des thèses de Galilée, au nom d’une vision fausse de la position centrale de la terre, n’a pas étouffé durablement les progrès de la science et de la connaissance. Mais elle a durablement discrédité la hiérarchie catholique, comme source de savoir et comme référence intellectuelle et morale. De même, la très longue capacité des lobbys, notamment du charbon et du gaz, à influencer nos États démocratiques aura certainement discrédité ces États démocratiques et en premier lieu la démocratie telle qu’elle s’est acclimatée aux États-Unis. Ces lobbys auront en effet fait en sorte que soient étouffées les certitudes scientifiques en ce qui concerne le « réchauffement climatique » (et sur les autres crises environnementales). Sur longue période, la science, qui progresse de manière assez lente, n’a pas été entravée, notamment sur la question des mesures et des circuits de causalité (si la responsabilité des activités humaines est incontestable, conduisant au diagnostic non réfutable « d’anthropocène », l’éventuelle co-responsabilité d’autres facteurs est discutée), Mais ces lobbys ont réussi à paralyser le lien entre consensus scientifique et décision politique, en rendant possible une expression légitime des thèses climato-sceptiques et en leur garantissant un écho au meilleur niveau pendant presque 50 ans. Au total, ils auront dégradé la confiance que placent les opinions dans nos systèmes démocratiques en faisant apparaître le poids des lobbys et le « court-termisme » des intérêts des différents secteurs industriels.
c. L’absence d’un diagnostic indiscutable sur les plans national et international
Encore aujourd’hui, ce qui frappe est l’absence de prise en compte indiscutable des « diagnostics » établis par le GIEC ou par d’autres organes créés dans le cadre du système onusien. Quelles sont les prévisions les plus crédibles ? Quels sont les engagements respectifs des différents États et quels sont les mécanismes et/ou les leviers susceptibles de leur donner une forme de contrainte ? Seuls des spécialistes, familiers des négociations successives sur le climat, seraient capables de répondre et encore de manière approximative.
Sur l’ensemble de la chaîne qui mène du diagnostic aux stratégies et a fortiori aux mesures concrètes et aux engagements, une forme de flou persiste, explicable notamment par le recours à des institutions aux compétences et aux pouvoirs peu clairs. Quel est le mandat du GIEC, jusqu’à quel point engage-t-il l’ONU [8] ? Faute de réponse évidente, il devient difficile d’apprécier dans quelle mesure la communauté internationale et engagée par les scénarios et es recommandations du GIEC. A défaut d’un engagement de tous les États, certains États se reconnaissent-ils complètement dans ces travaux et dans les orientations qui s’en déduisent ? Des questions aussi simples que celle-ci n’ont pas de réponse claire…. Pas plus que des questions plus politiques, sur la nature des engagements pris jusqu’ici : quel est le degré de contrainte associé aux engagements pris lors des négociations internationales, des sommets de Rio à celui de Paris ? Qui vérifie le niveau de respect des engagements ? Quelles conséquences sont tirées d’un éventuel non-respect de ces engagements ?
On retrouve la même incertitude au niveau français, à l’issue de la « conférence citoyenne » sur le climat : quels engagements avaient été pris auprès de ce « panel » à l’origine ? Quelle est la valeur de l’engagement (politique) pris par le président de la République, lors de la réception des travaux, sur le degré de prise en compte des propositions ? Une loi devait traduire en mesures concrètes les orientations de la Conférence. Mais son calendrier a été de nouveau « décalé ». Corrélativement, comme au niveau international, si le niveau d’adhésion aux recommandations est peu clair, que peut-on déduire sur le niveau de confiance que l’on peut accorder aux constats ?
Dans les deux cas, on aurait pu, au moment de la mise en place des instances (GIEC ou Conférence), considérer qu’il y avait innovation constructive : au niveau international pour associer des scientifiques reconnus aux travaux de la communauté internationale ; et au niveau national, pour donner une assise plus forte en associant les citoyens, pour conférer une légitimité accrue aux décisions que l’on sait au moins en partie impopulaires. Mais au bout du processus, la question du degré d’engagement se trouve devenue confuse, ou en tout cas compliquée, comme si in fine personne n’avait pris ses responsabilités de manière claire. Or la démocratie est justement l’assignation d’une responsabilité, aux personnes et aux institutions en charge, de par la loi ou de par les traités internationaux.
2. DES PERSPECTIVES QUI DEMEURENT FLOUES
À l’issue de ces processus complexes, le fond des obligations prises est peu lisible, à tous les niveaux, faute notamment de consensus sur la mesure pertinente des progrès. Des objectifs sont affichés, parfois très ambitieux, ils sont révisés périodiquement dans leur quantum ou dans leur calendrier (ainsi des obligations récemment acceptées par la Chine, avec effet à compter de 2060), mais les premiers résultats constatés divergent de manière préoccupante des trajectoires annoncées, ce qui traduit des problèmes de méthode persistants.
a. Au plan international, des données très complexes
Des engagements ont été pris, depuis le sommet de Kyoto, non contraignants à l’origine. Chaque pays fait remonter désormais au secrétariat de la convention sur le climat un inventaire national de ses émissions. Mais le processus de mesure et d’appréciation de la conformité entre les engagements et les constats est très complexe et peu lisible, même par des experts [9]. À ce stade, aucun effort ne semble avoir été fait pour rendre disponible une mesure synthétique, accessible pour l’opinion et vérifiable.
b. Au plan national et européen
Des objectifs de réduction globale des émissions polluantes ont été fixés, au plan national (français), par une loi de programmation sur l’énergie, mais ils ont été révisés à plusieurs reprises, notamment en ce qui concerne la part du nucléaire dans le « mix » énergétique. La compatibilité de ces objectifs, en cours de révision, avec les objectifs de l’accord de Paris et avec les objectifs récemment révisés de l’Union européenne est présumée, mais elle n’est pas claire à ce stade (au niveau européen, un objectif de réduction de 55 % des émissions a été annoncé à l’horizon 2050, même si deux pays ont exprimé des réserves pour ce qui les concernait).
On peut comprendre avec un peu d’optimisme qu’une stratégie européenne est en cours de redéfinition, qu’elle comporte des objectifs plus ambitieux, acceptés par la quasi-totalité des pays membres de l’Union, enfin que la mise en œuvre de ces objectifs suppose des délais d’ajustement des différentes politiques sectorielles. Si c’est bien le cas, une explication deviendra possible au cours des prochains mois, à l’intention de l’opinion, en même temps que seraient arrêtées les priorités énergétiques et fixées les traductions de la Conférence citoyenne sur le climat. Une fois de plus, on est conduit à espérer pour une date prochaine, non pas tant encore une prise de décision, mais seulement l’établissement d’une stratégie lisible. Ces délais paraissent longs, quand on se souvient du discours de Jacques Chirac, devant le sommet de Rio en 2001, qui évoquait « la maison qui brûle » et les « regards notamment des États qui se détournaient ».
c. Au plan local
On note une prudence également très forte à niveau local : certaines métropoles ont engagé des actions, comme en France par exemple Paris (en lien avec un réseau international de métropoles). Mais les actions concrètes demeurent assez limitées : les annonces concernent surtout l’avenir (à Paris, par exemple, l’annonce de limitations fortes des véhicules non électriques, mais à partir de 2040). Peu de régions ont réalisé des études (comme l’a fait l’ex-région Aquitaine) pour analyser les conséquences sur le littoral ou sur les cultures (la vigne) du réchauffement climatique et anticiper les mesures de prévention.
On ne dispose pas, en tout état de cause, d’une chaîne d’engagements, qui couvrirait de manière exhaustive l’ensemble les territoires et permettrait d’accompagner les engagements nationaux par leur déclinaison régionale et/ou locale.
La méthode démocratique voudrait pourtant qu’aux différentes niveaux soit proposé un constat (pour qu’en soit fait le partage le plus large possible), que des scénarios soient analysés et qu’à partir de ces scénarios soit retenu un scénario de référence et adoptées les mesures qui permettent de le rendre crédible. Certes, les questions de pollution, de choix énergétique et de climat sont sensibles et potentiellement conflictuelles. Mais il est paradoxal de constater que des choix drastiques et contraignants ont été adoptés s’agissant de la Covid-19, alors qu’en matière de climat, les questions connues depuis désormais trente ans sont encore pour l’essentiel éludées et reportées. Un tel déni constitue sûrement un poison très toxique pour nos démocraties, même s’il n’est pas directement visible.
[1] Nathaniel Rich, Perdre la terre, Une histoire de notre temps, Le Seuil, Paris, 2019. Traduit de l’anglais (États-Unis) par David Fauquemberg
[2] Naomi Oreskes et Erik M.Conway, Les Marchands de doute, Le Pommier, 2019 pour la traduction française (édition originale, 2010).
[3] Or les preuves sont difficiles à rassembler, dans le domaine de l’épidémiologie, comme de la climatologie.
[4] Voir opus cité, p.281.
[5] Ce ne sont pas des problèmes identiques, mais on retrouve des analogies, en ce sens que les constats alarmants font l’objet de dénis organisés. C’est aussi ce qui rapproche ces débats d’autres comme celui sur les dangers pour la santé humaine liés à la pollution par les pesticides ou aux risques cancérigènes liés à la nourriture ultra-transformée. A chaque fois, des constats critiques fondés sur des formes de preuve complexes ont fait l’objet de mises en doute systématiques, organisées par les entreprises bénéficiaires de l’activité. )
[6] Serge Audier, La cité écologique - Pour un éco-républicanisme, La Découverte, 2020.
[7] La mise en évidence de « l’effet de serre » remonte au milieu du XIXe siècle, et l’hypothèse de sa pertinence pour expliquer d’éventuelles variations climatiques au début du XXe siècle.
[8] Il a été créé dans le cadre de l’ONU, mais sans être une agence spécialisée, il assiste le secrétariat de la convention cadre des Nation Unies sur les changements climatiques, qui lui est un organe de l’ONU, auquel il prête son concours technique.
[9] Les mesures effectuées doivent respecter des « lignes directrices », définies par le GIEC, qui sont autant de bonnes pratiques. Une comparaison entre des calculs relatifs aux émissions et les engagements est effectuée par des organismes indépendants (en France par le centre interprofessionnel d’études de la pollution atmosphérique, qui produit une analyse détaillée, sous forme d’inventaire annuel de 700 pages). La seule méthodologie y est présentée sur 230 pages. En outre, cet inventaire demeure peu précis et ne vaut que sur le territoire français (et donc non pour les décisions de délocalisations d’activités polluantes).