3. Les mutations en cours, des défis complexes 

Accompagner la révolution digitale

Le numérique ne fait pas que renouveler l’étude des marchés et l’organisation des activités économique, il s’agit bien d’un nouvel objet d’analyse qui implique de raisonner en termes de réseaux ou de biens communs (open source et open data, droits partagés ...) et qui interroge notamment sur la place des intermédiaires dans les relations économiques. L’économie digitale repose sur des plateformes qui sont en même temps le produit et l’outil de production. L’économie digitale est plus précisément celle qui s’appuie sur les plateformes digitales et qui, plus accessoirement, tire profit de la vente des technologies qui les sous-tendent dans le respect des droits fondamentaux, notamment en termes de protection des données. Par ailleurs, ces évolutions en matière de production et d’échanges ne doivent pas mettre de côté une partie de la population. Sur ce terrain aussi, il faut lutter contre « l’illectronisme numérique ».

Une des difficultés de base à laquelle nous confronte la révolution numérique dans la période actuelle est l’absence de recul d’expérience suffisant pour stabiliser le jugement. Il faudra sans doute des décennies pour voir émerger des solutions testées de façon robuste par l’usage, ce qui nous met aujourd’hui dans la position inconfortable de devoir choisir entre le plaidoyer et la prophétie, faute de pouvoir s’appuyer sur des constats bien établis. Il y a néanmoins quelque chose qui peut être fait dès aujourd’hui, c’est de soulever des questions à propos de cet ensemble de pratiques émergentes : sur la nature et l’ampleur des transformations (1) ; et sur les moyens de les encadrer (2), voire de mieux exploiter leurs potentialités (3).

1. NATURE ET AMPLEUR DE LA TRANSFORMATION NUMERIQUE

Les plateformes digitales sont le produit direct de la 4ème révolution industrielle, qui combine une puissance de calcul, une connexion sans limites ou presque, sur les terminaux mobiles que sont les smartphones et tablettes, et un accès direct à la connaissance. Cette révolution se distingue de la précédente par sa vélocité et par un périmètre qui englobe l’ensemble des biens et des services, les organisations publiques et privées, sans limite de territoire ou de distance. Une fois en un sens abolies les distances physiques grâce à un réseau mondial, qui permet une proximité fonctionnelle entre un vendeur et un acheteur séparé par des milliers de kilomètres, qui garantit une durée acceptable dans l’échange, grâce à une réduction drastique des délais de réponse, les coûts de transaction peuvent chuter par l’utilisation de moyens immatériels pour produire la valeur.

L’essor de ces nouveaux outils est visible, avec en particulier l’impact considérable qu’ils ont sur les modèles commerciaux : ceux-ci ont évolué de la vente directe, présentielle ou en ligne, vers une consommation à la demande, avec une chaîne de valeur distribuée entre plusieurs acteurs et qui restent la plupart du temps non localisables.

Un deuxième impact fort porte sur la consommation, grâce aux possibilités démultipliées d’accès aux consommateurs. La mise en relation directe d’offreurs de biens ou de services et de consommateurs permet une concentration accrue, au bénéfice apparent de chacune des deux parties. L’intermédiaire numérique offre quant à lui des services automatisés à bas coût, qui ne génère que les coûts réduits en masse salariale très basse au regard du volume d’affaires traité, n’induit qu’une marge faible par transaction mais très significative par la masse.

2. ENCADRER LES ACTEURS DE LA TRANSFORMATION ET LEURS PRATIQUES

Les pouvoirs publics s’intéressent aussi à ces plateformes, ne serait-ce que pour garder une connaissance suffisante de ces modèles et des technologies impliquées, afin d’en contrôler l’usage et le développement et aussi parce qu’elles permettent une transformation des processus de délivrance des services publics. La question de la vélocité de mise en place de ces plates-formes se pose en des termes différents de ceux des modèles commerciaux. Le Public au sens large du terme est concerné et sollicité par des opérateurs numériques du public et du privé. Si la mise en relation directe via opérateur commercial dans le cadre d’une transaction ne soulève pas de difficultés, tant qu’il n’y a pas d’incident ou d’abus, l’accès au service public via une plate-forme pose aussi la question de l’équité, dans la mesure où un parte significative des citoyens n’est pas suffisamment équipée ou souhaite conserver un accès à un interlocuteur humain.

Le point de contact entre le législateur, qui crée, amende ou abroge les dispositions applicables à tous, d’une part, et d’autre part le citoyen qui bénéficie de ces droits ou supporte des devoirs et des obligations, a toujours été le guichet. Si les modes de réception du public sont orientés vers une démarche à distance par téléphone ou par messagerie, avec éventuellement un rendez-vous, l’image du guichet numérique peine à remplacer l’organisation historique. Le rôle d’intermédiaire d’un service digital dans les relations entre administration et administrés n’est pas encore complètement ancré. Pourtant, la Banque Mondiale, dans son rapport « Doing Business » de 2017, souligne les efforts de digitalisation de l’administration française, en se fondant sur le nombre d’heures passées à gérer la relation avec ses services.

Les plates-formes portent également des risques pour le consommateur, l’usager, le citoyen. L’atteinte à la vie privée par la dissémination insidieuse et parfois inconsciente ou involontaire de données personnelles et de détails intimes est un paradoxe. Dans les années 70, la peur d’un Big Brother digital a bloqué, en France tout du moins, l’essor des « grands fichiers » et conduit à un encadrement et une régulation stricte des données personnelles sous le contrôle de la CNIL. Les adhérents des églises et des obédiences françaises en ont retiré une relative sécurité, dans la mesure où les fichiers les concernant sont restés protégés de tout accès autre que par leurs gestionnaires habilités.

Or, matière première de l’économie digitale, la donnée personnelle, qu’elle soit liée à ses caractéristiques intrinsèque (âge, poids, pouvoir d’achat, localisation…) ou à des éléments plus intimes comme les préférences et appartenances, est rapprochée de données retraçant une activité ou des habitudes d’achat, par exemple, et qui décrivent également un environnement par l’analyse des liens entre personnes, entités ou institutions. L’ampleur de la connaissance établie en exploitant les données collectées par les plates-formes est incommensurable, tant les dimensions traitées (l’Être, la situation géographique, l’évolution temporelle et la trame relationnelle) sont déterminantes. Le traitement automatique des images et la reconnaissance faciale, qui permettent à partir d’une simple capture par l’objectif d’un téléphone ou d’une caméra de rapprocher des traits et caractéristiques avec ceux connus des bases de données, suppriment la garantie usuelle de l’anonymat et permettent de relier à un visage une masse d’informations.

Un autre aspect de l’impact de cet essor de l’économie digitale est son ambivalence au regard de l’emploi des ressources humaines. La digitalisation est le moyen ultime de rationalisation du travail, soit par l’automatisation poussée de tâches manuelles et pour la plupart informatisées ainsi que d’activité intellectuelles, soit par la mise en place de nouvelles organisations dans lesquelles l’activité des employés est régulée par un algorithme. L’impact sur l’emploi est si évolutif et si ample que l’analyse des métiers concernés et probablement pour certains voués à disparaître doit être reprise est permanente ; on peine à donner une ligne stratégique, qui permettrait d’orienter efficacement les cursus actuels.

Sans maîtrise de la dynamique de la digitalisation, il est difficile de projeter l’offre dans les 5 à 10 années à venir et de planifier des reconversions. L’ambivalence est dans le fait que ce sont également des plates-formes industrielles d’aide à la formation, combinant enseignement à distance, coaching virtuel ou présentiel et régulation pédagogique, qui aideront à passer ce cap et à donner une marge d’adaptation suffisante pour produire de nouvelles compétences ou les compléter et ainsi suivre l’évolution des métiers et des emplois. Encore faut-il que les consommateurs de ces services soient suffisamment autonomes pour les utiliser efficacement et sereinement et arrivent à en tirer un bénéfice, en termes d’amélioration des compétences et d’adaptation à de nouveaux emplois. L’écart de perception entre la vision mécaniste et technologique des promoteurs de ces plates-formes digitales et la réalité sociale et humaine de ceux qui les utilisent ou en sont destinataires est parfois si grand qu’il aura fallu que les plans de continuité numérique des établissements du secondaire et du supérieur révèlent la disparition inquiétante de leurs usagers présentiels habituels, pour que la notion « d’éloignement des services numériques » prenne corps.

3. COMMENT EXPLOITER AU MIEUX LE POTENTIEL DE PROGRES ?

La possibilité d’une régulation est difficile à envisager pour ce qui s’apparente à une rupture plus qu’à une évolution. Encore faudrait-il que les experts puissent s’entendre sur la définition de ce phénomène qui est très probablement le même, mais étudié sous des angles différents. L’intermédiation est au cœur du concept dans la mesure où elle ne réalise pas le transfert de propriété mais se limite à le faciliter. Bien sûr, dans le cas d’un achat sur un site marchand, la vente en ligne ne se distingue pas au premier coup d’œil d’un achat « normal ». Les choses se compliquent un peu lorsque le vendeur est au final un tiers, vers qui il faudra se retourner en cas de difficulté. Le vendeur initial n’est plus qu’un intermédiaire grappillant au passage une partie de la valeur dans une chaîne digitale.
Ce schéma très simple qui positionne l’intermédiaire le resterait si son intervention était fortuite. Or, elle est le résultat d’algorithmes qui appliquent savamment des règles statistiques et de « machine learning », à partir des données collectées ou achetées, qui définissent des profils dont la correspondance maximise la probabilité de réalisation d’une transaction. Les volumes de données et le rythme des échanges rendent difficile toute tentative de régulation. D’ailleurs, les juristes, qu’ils s’intéressent aux ruptures d’équités entre bénéficiaires de ces échanges ou à la légalité des données et des croisements réalisés, peinent à trancher sur ces questions. Il devient alors essentiel d’identifier les mécanismes permettant de régler des litiges entre pairs dont les rôles ne sont pas clairement établis, l’un étant le consommateur occasionnel et l’autre le fournisseur.

Il est souhaitable qu’une régulation intervienne pour limiter les effets d’une libéralisation sans limite et qui ne peut se soumettre à ce stade qu’aux seules lois d’une autorégulation par les pairs. En effet, ce qui constitue le moteur des algorithmes est basé principalement sur une évaluation de la réputation, qui seule fixe le niveau de confiance d’un consommateur potentiel lorsqu’il envisage d’acheter le bien ou de recourir au service d’un fournisseur. Vue de loin, l’évaluation par les pairs est le reflet du marché et garantit la prospérité des producteurs compétents et honnêtes, en dépréciant l’offre de ceux qui le sont moins. On voit poindre la vision utopique d’une concurrence pure et parfaite dont la rationalité objective des machines garantit le fonctionnement objectif.

En réalité, cette vision est polluée par la même utopie rationaliste et wébérienne qui voulait au XIXe siècle qu’une organisation fonctionne de manière optimale, équitable et juste parce que des procédures écrites en bonne et due forme en garantissaient la bonne marche. Les algorithmes sont entachés de biais, les données aussi d’ailleurs, et la question est de savoir si ces déviances sont intentionnelles ou le fruit d’une méconnaissance des effets que peuvent produire des causes cachées, au milieu de masses incompréhensibles d’information. Les exemples sont nombreux de notations manipulées, de critères incomplets ; en tout état de cause, leur représentativité est sujette à caution, car tous les consommateurs ne notent pas et tous n’ont pas une opinion sur la question qui leur est posée [1]. Plus encore, cette régulation ne vise que les protagonistes de la transaction, l’intermédiaire se retranchant vers son rôle de facilitateur et restant à l’abri d’un conflit ou d’une dépréciation, que ce soit celle du vendeur ou du client.

Dans ces conditions, l’objectif de la régulation est d’offrir au régulateur une boîte à outils pour superviser les plateformes structurantes et prévenir les infractions. Cette régulation devrait donc établir un régime d’obligations « sur mesure », s’appliquant à une catégorie réduite d’acteurs et dans des objectifs définis par le législateur. Ces remèdes ont vocation à prendre des formes variées et à être appliqués selon une approche graduée.

La boîte à outils de cette régulation devra permettre de promouvoir une culture de la transparence ; d’instaurer des obligations et de développer des standards techniques pour faciliter la portabilité des données et l’interopérabilité des services ; de considérer certaines données comme des infrastructures essentielles et de prévoir en conséquence des modalités d’accès à ces dernières ; d’affirmer et de faire vivre le principe de neutralité des terminaux et de consacrer un principe de non-discrimination.

On doit également considérer qu’à terme, l’émergence d’un droit de la régulation européen devra aller de pair avec la désignation d’une entité dédiée à cette échelle. Il s’agira alors de veiller à la bonne coordination entre les échelons nationaux et européens, comme cela est déjà le cas entre l’Autorité de la concurrence et la Commission européenne, mais aussi les régulateurs sectoriels au niveau national et les régulateurs à l’échelon européen.

[1Comme le soulignait Pierre Bourdieu, l’opinion publique n’existe pas et les non-réponses aux questionnaires comme les non-notations sont peut-être le critère à prendre en compte pour remettre en cause cette régulation par la réputation.

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