B) Comment mieux accompagner les politiques de démocratisation de l’accès à l’éducation et à la culture ?
Les politiques éducatives et culturelles ont été construites dans une visée émancipatrice : l’élévation du niveau des connaissances et l’élargissement de l’accès aux biens culturels devaient favoriser l’émergence d’une société plus ouverte, plus tolérante, mais aussi mieux adaptée aux mutations et plus mobile. De fait, la très forte progression de la scolarisation, au niveau de la fin des études scolaires dans un premier temps, puis dans les universités, représente un progrès indéniable (même s’il s’est peut-être accompagné d’une forme d’élitisme cognitif, au détriment de certaines activités, manuelles en particulier…). De même, l’accès aux biens et produits culturels s’est beaucoup accru, la fréquentation des musées, des théâtres et des cinémas a beaucoup progressé, ce qui constitue un deuxième progrès indéniable.
Mais il convient de relever les aspects plus critiques qui accompagnent ces progrès : s’agissant tant des politiques éducatives (1) que des politiques culturelles (2), des effets pervers sont apparus, qui ont en partie paralysé les progrès attendus d’un point de vue démocratique, en aiguisant les tensions plus qu’en les atténuant. La question se pose ainsi, non pas d’une improbable « refondation » de ces politiques, mais d’un accompagnement plus fort, destiné à leur redonner leur sens de contribution aux progrès démocratiques.
1. LA « TRANSITION » EDUCATIVE, FACTEUR DE DECEPTIONS INDIVIDUELLES
En France comme dans la plupart des pays développés, ce qu’on appelle la « transition éducative » a conduit à développer de manière considérable le nombre de bacheliers puis d’étudiants. En 1900, on ne comptait en France que 2 % de bacheliers dans une classe d’âge, et encore seulement à peine plus de 10 % en 1960. La croissance a été spectaculaire, et concentrée dans un intervalle de temps assez bref : un peu moins de 30 % en 1985, 60 % en 1995, près de 80 % en 2010 comme en 2020.
Le calendrier de cette « transition scolaire » a varié, selon les pays, mais elle est désormais accomplie pour l’essentiel dans les pays développés et largement engagée dans les pays en développement. Le nombre d’étudiants dans le monde en témoigne : selon les données du ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche, 65 millions en Asie en 2007, 112 en 2017 (soit un doublement), 170 attendus en 2027 (soit un triplement). Une progression encore plus rapide est en cours avec un point de départ moins élevé, pour l’Afrique sub-saharienne : 4,7 Millions en 2007, 9 en 2017 (soit presque un doublement), 22 millions attendus en 2017 (soit un quadruplement). L’évolution en France, comme dans les pays développés, est désormais ralentie, mais encore sensible : 2,1 millions d’étudiants en 2000, 2,8 en 2020. C’est une révolution dans la répartition des savoirs, très inégalement répartis pendant des siècles.
D’un point de vue collectif, cette évolution est globalement un bien, en premier lieu du point de vue économique. Elle a d’ailleurs été engagée par les ministres (et notamment par JP Chevènement, avec le slogan de « 80 % d’une classe d’âge avec le bac [1] »), dans l’idée que la productivité et l’adaptabilité des salariés seraient plus élevés, grâce à la hausse du niveau de connaissances.
Mais une forme de déception provient de ce qui avait été anticipé, comme « fruit » de cette démocratisation » du savoir : une société plus égalitaire, plus solidaire, où les antagonismes liés à la naissance seraient moins marqués. De ce point de vue, les données rassemblées par F. Dubet et M. Duru-Bellat confirment des analyses de plus en plus nombreuses : en termes de reproduction sociale comme en termes de comparaison des niveaux, selon les couches socio-professionnelles des parents, les inégalités se sont accrues et consolidées. Les stratégies de surinvestissement scolaire et de ségrégation des parcours se sont multipliées, conduisant à des formes d’amertume très larges, parmi les « nouveaux entrants », largement admis parmi les étudiants, mais tenus le plus souvent à l’écart des filières « rentables » d’un point de vue économique et social.
Certes, la France n’est pas le seul pays frappé par cette crise « démocratique », due au désenchantement des générations qui n’ont pas profité des années de croissance et qui voient « l’arme éducative » érodée. Mais en France, sans doute, la déception est plus marquée : « les critiques aujourd’hui adressées à l’école sont beaucoup plus vives que celles auxquelles était soumise l’école républicaine, qui promettait beaucoup moins. Contre cette déception, les chiffres rassurants ne peuvent rien d’autant plus que les comparaisons internationales ne sont pas toujours en faveur de la France. Or s’il est un pays qui a cru et qui croit toujours que l’éducation peut rendre le monde plus juste, c’est bien la France où l’école a hérité de l’Eglise une vocation de salut » (op. cité en note 12, page 78).
La comparaison des systèmes éducatifs, justement, semble montrer que les conduits de rejet et de révoltes sont moins marquées dans les pays qui ont des niveaux d’inégalités sociales (de revenu, de niveau de vie, …) moins marquées (la France se situant dans une position intermédiaire) ; et qui ont des pédagogies plus axées sur la confiance et la réussite du plus grand nombre (la France a gardé une tradition de priorité donnée à la sélection des « bons élèves », les autres voies étant choisies par défaut).
Ces deux pistes indiquent la direction de progrès possibles : si l’on veut que l’école forme des citoyens, il convient d’éviter qu’elle ne sépare d’emblée les élèves, selon les exercices pipés en partie par l’origine sociale. Et si l’on veut qu’elle suscite l’adhésion, indispensable à des apprentissages durables, il faut que les enjeux sociaux soient tenus à distance et relativisés, donc que l’égalité progresse, indépendamment des cursus scolaires.
2. L’ACCES DE TOUS A LA CULTURE, UN HORIZON QUI S’ELOIGNE
Deuxième « promesse » implicite faite par la République, la démocratisation de l’accès aux biens et produits culturels. Le metteur en scène Antoine Vitez résumait cette ambition par la formule, « l’art élitaire pour tous ». L’idée était de ne pas baisser le niveau d’exigence artistique, mais d’accroitre toujours plus le périmètre des publics, susceptibles de se retrouver dans cette exigence.
Or les enquêtes périodiques effectuées sur les pratiques culturelles confirment de manière décevante que les pratiques culturelles demeurent très inégalitaires, qu’elles ne se sont pas transformées, la fréquentation accrue des musées et des théâtres (hors confinement !) étant due surtout à une fréquence accrue de consommation culturelle parmi ceux qui y avaient déjà accès. Là encore, mécaniquement, le fossé s’accroit entre ceux qui sont déjà acquis aux codes culturels et ceux qui « campent aux portes de la cité » (selon la formule de Léon Blum).
Divers programmes censés corriger les inégalités sociales dans l’éducation (comme les « cordées de la réussite » ou les filières de pré-accès à Sciences-po Paris [2].) ont entrepris d’organiser des « parcours de rattrapage », avec des mentors plus âgés qui organisent des séances régulières au théâtre et en salles de concert pour les élèves méritants des classes populaires. De fait, de tels programmes auraient un certain effet, ce qui confirme le lien entre réussite scolaire et pratiques culturelles. Une autre évolution, supposée aller dans le sens d’une ouverture accrue aux élèves des classes populaires, est de supprimer les épreuves de « culture générale », de fait, inégalitaires.
Il est étrange cependant que des pistes de démocratisation plus fondamentale, comme la généralisation des chorales et plus généralement des apprentissages de la musique ou du dessin à l’école (dans de nombreux pays voisins, comme en Grande Bretagne et en Allemagne, ces matières font l’objet d’une attention très forte et sont prises en compte dans les cursus) ; étrange aussi que les pratiques « amateurs » soient aussi peu valorisées. Pourquoi ne pas imaginer, par exemple, une « journée des pratiques amateurs », un peu analogue à la fête de la musique, où tous les pratiquants (peinture, dessins, théâtre), auraient la possibilité de faire connaitre et rayonner leur travail ?
Plus généralement, dans les deux cas, éducation et culture, on a peut-être mis « la barre trop haut », dans les discours et les promesses, en croyant et/ou en faisant croire que la « démocratisation » dans l’accès (dans un cas, à l’enseignement supérieur, dans l’autre à des biens culturels élitistes) pourrait contribuer à une démocratie plus forte et plus égalitaire. Les opportunités de principe ont été compensées par des stratégies d’appropriation et de différentiation non prévues (même si elles n’étaient pas imprévisibles, sans doute).
L’analyse des pays voisins, qui pour certains (comme la Finlande ou la Norvège) ont su surmonter ce défi, montre que la démocratisation peut très bien se concilier avec la diffusion de l’éducation et de la culture : pour peu qu’on accepte de réfléchir aussi et même d’abord aux conditions réelles de l’égalité (l’éducation ou la culture ne peuvent être des diversions, de ce point de vue) ; et qu’on accepte de s’inspirer de manières de faire, nourries de cultures démocratiques (les pratiques artistiques amateurs en sont un exemple).