B) Le multilatéralisme, de la géographie à la cosmopolitique

Le multilatéralisme est depuis 1945 garant des grands équilibres de la planète. Il a d’ailleurs fait ses preuves, dans une large mesure, permettant notamment la reconnaissance de « biens communs » multiformes : l’espace, l’arctique, la haute mer… Mais aujourd’hui, les grandes organisations multilatérales globales traversent une crise qui met en péril leur bon fonctionnement. Comment comprendre cette situation inédite de polycrise et comment soutenir, voire refonder un multilatéralisme, compris comme une expression de la fraternité universelle ?

1. UN KALEIDOSCOPE D’ORGANISATIONS DIVERSIFIEES

En première approche, on pourrait définir le multilatéralisme, à la suite de Franck Petiteville, comme une forme d’action collective internationale, destinée à produire « des normes et des règles, visant à établir un ordre international coopératif régissant les interdépendances internationales. »

La première formulation de l’idéal multilatérale date du siècle des Lumières, notamment avec Emmanuel Kant et son Projet de paix perpétuelle (1795). Mais c’est au XXe siècle que ce projet prend corps, d’un point de vue doctrinal et institutionnel. On peut aussi souligner l’importance décisive de Léon Bourgeois, l’un des principaux artisans du multilatéralisme moderne, avec une architecture internationale qu’il a appelée de ses vœux, bien avant le président Wilson, dans son ouvrage Pour la société des nations (1909). Pacifiste inlassable, Bourgeois a d’ailleurs été le premier président du Conseil de la jeune SDN en 1920, année où il a reçu le prix Nobel de la paix. Néanmoins, l’impossibilité pour la SDN d’empêcher la montée des régimes autoritaires puis l’entrée en guerre a signé sa échec et son remplacement en 1945 par l’Organisation des Nations Unies. Cette dernière a elle-même donné naissance à des agences dédiées à des problèmes d’intérêt général, comme l’UNESCO, l’OMS, le FAO, l’UNICEF ou plus récemment, à la CPI…

Mais le multilatéralisme n’est pas que global, il est aussi régional. Il est frappant d’ailleurs que la mondialisation économique qui a débuté dans les années 1980 ait été accompagnée d’une régionalisation sous la forme d’une multitude d’accords, le plus souvent à vocation économique et commerciale, donnant naissance : à l’Union européenne (1993), à l’ALENA (1994) devenu USMCA depuis, au Mercosur (1995), à l’ASEAN+3 (1997), ou encore à l’Union africaine (2002), pour ne citer que les plus importantes. Au total, ce sont plus de 200 accords régionaux qui sont aujourd’hui enregistrés à l’Organisation mondiale du commerce.

À cela s’ajoutent de nombreuses organisations multilatérales à visée plus restreinte : citons par exemple un cartel comme l’OPEP, un forum comme celui du G7 ou celui des BRICS, ou encore des institutions financières internationales (IFI) comme le FMI ou la Banque mondiale. Depuis 1999 en outre, le G20, représentant 19 pays et l’Union européenne, est devenu une association multilatérale aux ambitions globales.
Ajoutons pour compléter ce tableau que le multilatéralisme est trop souvent réduit à des organisations : les grandes conférences (Sommet de la Terre, conférence de Kyoto…), des accords juridiques multilatéraux (Accords de Montego Bay de 1982 relatifs au droit de la mer, convention contre le crime organisé transnational) constituent autant de formes de multilatéralisme.
Au total, le nombre d’organisations internationales (apprécié en faisant le cumul des différentes catégories, voire la légende du graphique qui suit) a fortement progressé, depuis un siècle et s’est stabilisé à un niveau relativement élevé, de près de 300.

L’essor des associations multilatérales dans le contexte de mondialisation

https://espace-mondial-atlas.sciencespo.fr/fr/rubrique-strategies-des-acteurs-internationaux/carte-3C54-organisations-intergouvernementales-1909-2017.html

2. UNE CRISE MULTIFORME

Le nombre d’organisations est peu significatif, cependant, de la dynamique globale qu’elles expriment. Or, on constate que le multilatéralisme dans son ensemble est aujourd’hui en crise : blocage du Conseil de sécurité sur la Syrie, blocage de l’Organisme des règlements de l’OMC, mise en cause de l’OMS dans le contexte de l’épidémie de Coronavirus, dissensions au sein de l’OTAN… A l’échelle régionale, il en est de même : en Amérique latine, le Mercosur mais aussi l’UNASUR ont implosé, en Europe, l’UE, affaiblie par le Brexit, fait état de divisions lancinantes, l’Union africaine peine à fonctionner… Cette crise quasi-générale tient à plusieurs raisons qu’il importe d’identifier si l’on veut pouvoir apporter des éléments de solution. Trois séries de facteurs expliquent cette « poly-crise » :

  • la première est l’absence de réelle « communauté internationale » (l’expression relève plus d’une image que d’une réalité institutionnelle) en l’absence de convergence des sociétés. Pour le dire autrement, si la mondialisation a bien donné naissance à une globalisation de la production, elle n’a en aucun cas unifié les sociétés. Nous assistons même aujourd’hui à une sorte de divergence (l’idée d’une « fin de l’histoire » avec l’avènement de sociétés libérales sur l’ensemble du globe a fait long feu [1]). Peu de sujets font aujourd’hui l’objet d’un unanimisme international, que ce soit le commerce, l’aide internationale, la Syrie, les migrants… La conséquence est la multiplication d’organisations multilatérales, parfois chargées de minimiser les tensions issues de ces divergences. Cette forme de prolifération organisationnelle nuit évidemment à l’idée même d’une institution dédiée à la concorde mondiale ;
  • la deuxième cause provient du fait que le multilatéralisme a jusque-là très imparfaitement reflété le monde qu’il était censé embrasser. Les pays du Sud n’y ont joué qu’une place secondaire et, pour ne prendre que deux exemples, la Chine joue un rôle encore mineur au FMI alors qu’elle est la deuxième économie de la planète ; quant au Conseil de sécurité de l’ONU, il reflète encore aujourd’hui l’ordre des vainqueurs de 1945 et non le monde de 2020.

De cette anamorphose résulte le développement d’une culture de contestation des organisations ou des logiques multilatérales, souvent portées par les pays du Nord, anciennes puissances tutélaires. Ajoutons que les sociétés civiles sont souvent oubliées par un multilatéralisme qui est d’abord le fait des États. Or, nous vivons une période où les sociétés s’affirment face à la structure « westphalienne », inter-étatique. Dans ces conditions, l’idéal multilatéral ne peut que difficilement fonctionner.

  • la dernière cause tient enfin à un singulier renversement : les États-Unis, le pays qui avait promu après 1945 les grandes institutions multilatérales, opère aujourd’hui une politique de retrait tous azimuts qui met en péril l’architecture multilatérale, certes imparfaite, mais existante.

Le « gendarme du monde » de la guerre du Golfe est devenu, selon l’expression consacrée, un « shérif réticent » (reluctant sheriff), hésitant à intervenir dans les affaires du monde jusqu’à devenir adepte aujourd’hui de la « doctrine du retrait » (withdrawal doctrine). Le résultat est, comme le note avec ironie Ian Bremmer, le risque que la coopération mondiale soit à ce point entravée que le monde ne soit plus représenté par un G20 mais plutôt symbolisé par un « G0 » !

3. DES PISTES DE RENOUVEAU ?

C’est en prenant la mesure de la situation que l’on peut adresser un certain nombre de pistes afin de soutenir voire refonder le multilatéralisme. Il importe d’abord de reconnaître que la divergence des sociétés ne peut susciter de construction multilatérale que sur la base, soit d’un partage de valeurs effectif, soit d’intérêts communs. Dans cette optique, deux chantiers semblent possibles :

  • la promotion d’un multilatéralisme « du cœur » à l’échelle régionale. La fraternité ne se décrète pas, elle relie les cœurs qui peuvent l’être. Aussi, il convient de fortifier ce qui peut l’être. On pense ici à l’Union européenne qui peut et doit être renforcée dans le cadre d’une intégration accrue par cercles (cf. carte infra). Il s’agit de la seule solution pour faire progresser ensemble ceux qui le veulent plutôt que de se payer de mots pour cacher une impuissance patente. Seule une Europe puissance pourra participer au futur ordre mondial qui, faute d’union, a toutes les chances de devenir sino-américain. Ce serait pour notre continent ni plus ni moins qu’une sortie de l’histoire ;

  • la promotion d’un multilatéralisme « de la raison » à l’échelle globale. Partant du principe qu’on ne parviendra pas à déterminer une communauté de valeurs a priori (sur les droits de l’homme, la question de la femme, des libertés, du régime politique souhaitable…), c’est la raison et les intérêts bien compris qui pourront donner naissance à une communauté internationale organisée dans un cadre multilatéral. Dans ce cadre, il laisse peu de doute qu’un ennemi commun se dresse aujourd’hui face à l’ensemble des nations, un péril qui transcende le polythéisme des valeurs : le réchauffement climatique. Comme a pu le déclarer Hubert Védrine, « La communauté internationale n’existe pas mais elle naîtra peut-être de l’écologie ». Le multilatéralisme que nous souhaitons ne naîtra peut-être pas d’un sentiment inné de fraternité des valeurs mais de la valeur fraternité face au risque de disparition de l’humanité.

[1Sans même remonter aux nombreux pronostics faits dans les années 50 ou 60 du XXe siècle, sur la convergence inéluctable des sociétés, sous le signe de processus de production identiques.

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