C) Quelles valeurs transmettre et comment les transmettre

Une troisième crise qui met la « démocratie » au défi est celle de la définition des valeurs communes. Accepter de partager la décision avec un autre, c’est accepter de reconnaître cet autre comme suffisamment proche, accepter d’envisager « ses » solutions comme assez raisonnables pour devenir la norme de conduite. La démocratie, en ce sens, suppose un socle de valeurs partagées. Or les tensions spectaculaires mises en évidence aux États-Unis, pendant la campagne présidentielle, sont significatives d’une dégradation profonde du niveau de consensus, et de manière plus large, pour de nombreux pays occidentaux. Les formes de synthèse qui avaient permis de construire ce socle (1) sont en crise, sans doute du fait d’une forme de mondialisation culturelle aux conséquences sous-estimées (2).

1. UNE SYNTHESE DES HISTOIRES NATIONALES DEVENUE DIFFICILE

À partir de 2010, une polémique a marqué en France la fin du mandat du président Sarkozy, autour du projet de création d’un « musée d’histoire de France » (dans le château de Fontainebleau). La commande était de fait peu claire : s’agissait-il de montrer la diversité des « parcours possibles » ? Ou plutôt de réaffirmer la possibilité ou même la nécessité d’une fierté nationale, en rompant avec la « culture de la repentance » et en assumant dans toutes ses dimensions un héritage (fait notamment d’impérialisme, de recours à l’esclavage, …).

Le projet n’a pas abouti, faute de consensus suffisant, ce qui est révélateur de la difficulté nouvelle des synthèses « mémorielles ». Quelques mois plus tard, la publication d’un ouvrage collectif, sous la direction de B. Boucheron, « histoire mondiale de la France », a confirmé cette tension mémorielle. Le livre a connu un grand succès public mais aussi attiré des critiques très âpres, selon lesquelles ce livre diluerait le « récit national » et porterait atteinte à l’identité de la France.

Presque un siècle auparavant, en effet, les historiens de la 3ème République, en cours de consolidation, avaient proposé une forme de synthèse entre deux traditions, entre deux récits de l’histoire de France, celle de « l’histoire providentielle », née avec Clovis et son « onction divine », et celle de la France rebelle, avec Vercingétorix et la révolution française. Pendant des décennies, les manuels, mais aussi les livres d’images et les premières émissions de télévision, ont ainsi superposé dans une même galerie de grands homes (avec quelques femmes) des représentants des deux camps : Jeanne d’Arc mais aussi Henri IV, Charlotte Corday mais aussi Marat, Robespierre, mais aussi Bonaparte [1]. …

En France, comme dans d’autres pays, une telle synthèse semble devenue plus difficile : aux États-Unis, on déboulonne des statues de généraux confédérés, statues qui rappellent que le sud esclavagiste, s’il avait perdu la guerre civile, avait sans doute « gagné la paix » ; qui montrent surtout que ce passé ne « passe » pas. La redécouverte du passé colonial français, avec ses nombreuses zones d’ombre et ses passages sanglants, constitue également un enjeu collectif, pour apprécier comment on souhaite réécrire l’histoire, avec qui et pour qui.

Est-il possible de retrouver le fil d’un récit historique, et sur quoi le fonder ? Faute d’un tel « fil rouge », les manuels d’histoire semblent, de fait, devenus peu lisibles, avec leurs « focus » éclatés entre « grands thèmes » et « tableaux » (« le monde en 1945 »). On a dénoncé à juste titre les cas de refus des élèves de voir traités en cours tel ou tel thème (la shoah, les croisades…), stigmatisé les renoncements de certains enseignants. Ces réactions, inacceptables, se comprennent cependant dans un contexte où le choix des moments retenus pour les apprentissages et de leur éclairage a perdu de sa logique et de son évidence.

Faut-il alors plaider pour une histoire plurielle, avec de multiples récits « ouverts », comme le propose Dominique Borne (voir note n°13), ancien doyen de l’inspection générale de l’Éducation ? Une telle perspective risque de paraître assez abstraite. Ne pourrait-on pas faire le choix de retracer plutôt l’émergence des notions de territoire national, puis de République, enfin de « démocratie, ce qui serait une manière de montrer les différences entre ces trois notions, une manière surtout de faire comprendre que la démocratie n’est jamais « terminée », qu’elle est toujours à parfaire. Loin d’être une forme de « soumission » ou l’expression d’une manie de la repentance, l’inclusion dans la mémoire historique des faces sombres du colonialisme, par exemple, correspond à cette exigence de démocratie, c’est-à-dire que soit pas reconnue seulement l’histoire vue par les « vainqueurs », mais aussi celle de ceux qui ont subi. L’histoire de la forme démocratique, ce pourrait être aussi celle des tentatives pour en élargir le principe, au plan européen et/ou international.

2. QUELLE TRANSPOSITION DES VALEURS CIVIQUES DANS NOTRE QUOTIDIEN ?

À la suite des attentats contre « Charlie », comme à la suite de l’assassinat du professeur d’histoire M. Paty, le premier réflexe des responsables ministériels a été de demander aux élèves de « comprendre » et de s’associer. Le constat est en effet d’une consolidation de valeurs étrangères aux traditions françaises.
Mais ce constat s’accompagne rarement d’une analyse des causes, et notamment de la possibilité désormais offerte, grâce à internet notamment, de pratiquer des cultures plurielles. Il y a 50 ans, les immigrés en France étaient plus vite enclins sans doute à s’assimiler, le lien avec leur pays et leur culture d’origine se distendant plus vite. Ce lien est désormais aisé à reconstituer, grâce à des flux d’images, de chansons, d’échanges avec les familles demeurées sur place mais rapprochées par les réseaux sociaux.

Les identités multiples sont ainsi devenues des réalités à la fois plis fréquentes et plus fortes, ce qui constitue pour l’essentiel une richesse pour nos sociétés et autant d’occasions d’ouverture et d’influences positives. Mais c’est aussi un défi, si on souhaite viser une forme d’homogénéité minimale, si on souhaite construire un socle minimal.

Dans ce contexte, une réponse trop brusque et « mécanique », de posture « symbolique » uniforme, risque de conduire à l’effet inverse, en particulier envers des adolescents qui se sentent sommés de choisir une culture et de renoncer à leur culture d’origine.

Une deuxième réponse des autorités, un peu différée, est de renforcer la transmission des valeurs supposées républicaines. C’est en ce sens que le ministre de l’Éducation nationale d’alors avait créé l’enseignement moral et civique, après les attentats de 2015. Tout récemment, après le nouvel attentat, il a été récemment annoncé que cet enseignement serait renforcé, « notamment le nombre d’heures, dès la rentrée de 2021 [2]. ». Une réforme du brevet est annoncée, qui valorisera l’engagement civique. Selon le ministre Jean-Michel Blanquer, « quand ils s’engageront dans les cadets de la République avec les policiers et les gendarmes, quand ils participeront au nettoyage d’une forêt ou aideront des personnes âgées, cela comptera ». Il s’agit à ce stade d’un projet. Mais dont le « pente » est sans doute doublement clivante, en organisant une confusion entre la transmission de valeurs et la notation scolaire, d’une part, en instaurant un « pont » douteux, sur le principe, entre les forces de sécurité et l’École.

Ces débats sont évoqués ici pour donner des exemples des difficultés qui se rencontrent lorsque des mesures relatives aux valeurs sont prises dans un contexte de crise. Retrouver des lieux de « socialisation » mixtes (par un effort plus soutenu en direction des loisirs des enfants et des adolescents), développer les possibilités de découvertes pendant les études, pour tous les élèves, quels que soient les revenus de leurs parents (en ce sens plusieurs régions ont instauré le principe d’un « droit » de tous les lycéens à un voyage découverte hors de France pendant leur scolarité en lycée), voici quelques pistes destinées à la fois à ouvrir les esprits et à sortir les enfants et adolescents de leurs éventuels « ghettos » ; pistes moins spectaculaires et moins chargées sur le plan politique, mais sans doute plus profondément formatrice et respectueuses des personnes.

[1Dominique Borne analyse ces deux histoires dans son ouvrage Quelle histoire pour la France ? , Gallimard, 2014

[2Selon une interview du ministre dans le Parisien du 1er novembre 2020

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