3. IMAGINER 

Comment étendre la démarche de perfectionnement, facteur de progrès individuel et collectif, à la société profane ?

Éduquer : cet impératif est central au cœur des sociétés nées des Lumières. Pas de projet, notamment des francs-maçons, sans le souci de perfectionner par le savoir les générations nouvelles. Mais entre la simple « instruction » de jadis et la communication d’une modernité envahissante, sait-on encore ce que le mot veut dire ? Comment décrire et diffuser ce modèle de formation ?
En réalité, le modèle d’une « éducation » par l’École est sans doute en crise (1), ce qui donne aux écoles de pensée (comme la maçonnerie, parmi d’autres) une responsabilité accrue (2). Mais il faut surtout rechercher dans la société profane des lieux et des relais pour renouer avec une tradition essentielle d’éducation de la personne (3).

1. UNE « EDUCATION » DILUEE AU FIL D’UNE INTERMINABLE PROCEDURE DE SELECTION

Dans leur ouvrage récent [1], F. Dubet et M. Duru-Bellat expliquent que la sélection scolaire a changé de nature : en devenant désormais un processus de « distillation continue » : « En allongeant les études on multiplie les mises à l’épreuve de l’égalité et donc les inégalités qui en résultent, et le mécanisme de distillation scolaire creuse inexorablement les inégalités. (…). Dans l’école démocratique de masse dominée par l’idéal de l’égalité des chances méritocratiques, les inégalités sont des épreuves personnelles dans lesquelles chacun mesure sa propre valeur. Ainsi, chacun se sent méprisé ou menacé d’être méprisé à l’aune de ses performances scolaires. »
Comment imaginer, dans ce contexte, faire encore de l’École un maître de sagesse, un creuset pour la formation morale et un tremplin pour donner l’envie indéfinie d’apprendre et de progresser ? Or on attendrait du système de formation justement qu’il ne se contente pas de transmettre des connaissances mais qu’il aide à édifier, accomplir, à forger un esprit critique, à nourrir un rapport aux valeurs.
C’est peut-être pour cette raison structurelle (qui mériterait une analyse plus profonde) que d’autres « maîtres » ont pris le relais pour apporter une formation plus morale et du caractère, en premier lieu le sport (d’où son importance démultipliée dans la vie des jeunes, sans doute).

2. IDENTIFIER DES LIEUX DE FORMATION MORALE DANS LA SOCIETE

Comment malgré tout dans l’éducation mieux valoriser la connaissance, la culture, la formation de la personne et du citoyen ? La discipline qui semble le mieux à même de faire la synthèse est l’EMC (Enseignement Moral et Civique). Cet enseignement incombe aux professeurs d’histoire et géographie. La transmission de valeurs, savoirs et pratiques qu’il prévoit est en lien avec la vie scolaire et se positionne en interdisciplinarité et transversalité. Il faudrait donner plus d’importance à cette discipline, notamment en volume horaire. Créer un poste d’enseignant à part entière affecté à cette discipline qui se nommerait : « Vie Citoyenne ». Un enseignant avec un profil d’animateur de débat au sein des classes, permettant de développer le sens critique. De proposer des rencontres et interventions en lien avec des associations, le monde du travail, des élus. Un plan de Formation des enseignants en « vie citoyenne » parait nécessaire pour valoriser cette pédagogie.
L’idée serait d’aller au-delà du savoir : pour transmettre des connaissances et des valeurs, il faut les rendre désirables, les faire valoir, et pas seulement les faire savoir. De développer une disposition à agir en mettant les élèves en activité dans des situations pratiques pour éprouver et expérimenter les valeurs et le sens de cet enseignement. Cette démarche favoriserait une conception de la citoyenneté active et participative, ainsi qu’une prise de conscience des réalités de la société. En somme, encouragerait une attitude de responsabilité dans la vie sociale.

3. UNE MISSION TRADITIONNELLE DE LA MAÇONNERIE

Comme d’autres institutions, la franc-maçonnerie trouve dans cette carence relative en contenus éducatifs nourrissants une mission renforcée et étendue, qui est de contribuer à cette éducation morale. La franc-maçonnerie, sentinelle inquiète au cœur des tourmentes de notre temps, ne peut pas ne pas contribuer à « élever » la société dans laquelle nous vivons. Ce qui suppose de diffuser notre modèle de formation indéfinie, afin qu’il rayonne et inspire.
Les moyens classiques d’extériorisation peuvent d’abord être renforcés. Comme la plage horaire réservée aux différentes obédiences maçonniques sur France Culture, un créneau audiovisuel pourrait être trouvé qui fasse connaître débats et méthodes de nos loges. Il faudrait peut-être aussi être plus présent sur certains réseaux sociaux. Un autre avantage, serait de « dédiaboliser » la franc-maçonnerie. C’est ce que nous avons commencé à faire avec succès en ouvrant nos temples à l’occasion de la Journée du patrimoine. Nous pourrions également aller au contact d’une population plus jeune, notamment en étant présents sur les campus universitaires, et en initiant des temps de rencontres tels des « cafés maçonniques et littéraires ».
Deux objections : une perte d’anonymat et la tentation de faire de la politique. L’anonymat : il ne faut pas confondre la nécessaire discrétion que l’on doit à chacun dans son individualité et l’absence de présence dans le débat public. La politique : nous nous refusons à en faire depuis toujours. Pourtant, il n’y a pas de plus haut dessein pour celui qui s’attache au bien commun et à l’intérêt général que la politeia. Le politique n’est pas la politique.
Autre mesures concrètes pour éviter l’entre soi, et devenir plus attractifs vis-à-vis d’une frange de la population mal représentée dans nos loges : moduler les capitations en fonction des revenus, envisager même la gratuité au-dessous d’un certain seuil ; multiplier les Tenues Blanches Ouvertes (c’est-à-dire des réunions avec des non francs-maçons) et ouvrir plus encore les temples historiques lors de journées dédiées. On le voit : une réflexion sur le public qui pourrait venir enrichir nos ateliers est à conduire.
Autre chantier : renforcer le travail mené en région par les Observatoires de la Laïcité et multiplier les passerelles vers l’enseignement secondaire et le monde universitaire. Une façon pratique de le faire serait de montrer en quoi des grands noms de notre histoire furent des francs-maçons, en quoi aussi les grandes avancées sociales et sociétales de notre nation lui doivent beaucoup. La franc-maçonnerie n’est pas une société exclusive. Elle favorise un travail d’introspection et un développement personnel tout en cultivant une forme de bienveillance. Notre fonctionnement par la séparation stricte des pouvoirs, mais surtout dans un but non lucratif, en étonnerait plus d’un. Comme nos actions à travers le monde grâce à la Fondation étonnerait et inspirerait utilement plus d’un profane.
Bien des initiatives pourraient être lancées pour redonner à la démarche maçonnique tout son sens dans certains ateliers où l’on ne travaille pas assez, pour valoriser la laïcité dans les études en expliquant bien ce que recouvre la formule « les religions chez elles et l’État chez lui », pour redonner du sens à la devise « Liberté, Égalité, Fraternité ». Mais sommes-nous prêts à nous investir dans une vraie connaissance des parcours des autres avant tout échange sérieux ? Bardés de nos seules bonnes convictions et bonnes intentions, cela suffira-t-il à créer échanges et dialogues dans la durée, sans imaginer et mettre en place auparavant des structures culturelles, pérennes autant que possible, qui permettraient de travailler en profondeur vers des avenirs partagés ? L’échange est une chose, la synthèse avec nos valeurs en est une autre. Est-il possible d’envisager une certaine intégration de ces découvertes partagées dans nos tissus initiatiques réciproques ?
La démarche maçonnique de perfectionnement peut en être une source d’inspiration. Méthode philosophique, elle permet de penser le progrès individuel dans une avancée sociale : un travail sur soi-même qui engage et ouvre sur la construction du temple collectif, c’est à dire, pour nous, citoyens et francs-maçons, le pacte républicain facteur d’émancipation. Au moment où celui-ci se lézarde sous les coups du chacun pour soi (tentative communautariste, inégalités, fausses expertises populistes, montées des extrêmes), nous devons travailler avec nos outils à la reconstruction de ce temple.

[1L’école peut-elle sauver la démocratie ? Seuil, août 2020.

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