Comment faire évoluer les rapports entre le monde scientifique, le monde politique et le monde des médias

Dans un cas comme la Covid-19, une cogestion raisonnée entre politiques et scientifiques est-elle envisageable ou relève-t-elle de l’utopie ?
Aboutirait-elle à une forme d’instabilité, du fait de l’évolution permanente des connaissances scientifiques ?
Quel rôle ont joué les médias ?
Quel rôle ont joué les réseaux sociaux ?

L’héritage du positivisme nous pousse à penser que la science permet de régler tous les problèmes, et que la vérité émerge achevée et parfaite. Mais cette fois, nous découvrons que la science est un processus en construction. Le public y assiste, impuissant et angoissé. Alors, « Comment penser l’événement pour ne pas succomber à l’actualité  ? » selon l’expression d’Hannah Arendt, alors qu’on sait aussi depuis Jacques Ellul que « ce qui nous menace n’est pas l’excès d’information, mais l’excès d’insignifiance [1] » ? C’est bien le défi qu’ont dû relever les médias en général, l’œil sur l’indice d’audience …

« Le coronavirus met la science à la Une » (Bernadette Bensaude-Vincent)
« C’est ainsi, toute catastrophe génère ses héros médiatiques. Il y avait les généraux pendant la guerre du Golfe, on a maintenant les professeurs de médecine  » » rappelait David Pujadas dans le Monde du 30 mars 2020. Les journalistes sont recrutés d’abord et avant tout comme décrypteurs polyvalents de l’information. Leur formation scientifique est généralement insuffisante. Ils sont de plus sollicités par des chercheurs pressés de partager leurs premières hypothèses : « Puisque la recherche est financée en fonction des résultats, on doit être les premiers pour avoir les crédits [2]. » (On rappellera à ce sujet la communication précipitée de l’AP-HP présentant sans preuve les qualités du tocilizumab. Dans ces conditions, faut-il incriminer les médias ? Ne peut-on pas considérer que la haute crédibilité d’une source comme l’AP-HP peut suffire pour accepter de diffuser une information qui en émane ?

Ce que les médias présentent et décrivent comme des faits ne sont, dans le champ de la recherche et dans la représentation de la communauté scientifique, que des hypothèses : car le temps de la recherche n’est pas celui des médias, encore moins celui du vedettariat, des « fast-thinkers » de Bourdieu, « qui sont dans le temps court de l’expertise et de la mise en scène et non dans le temps long de la réflexion et de la recherche [3] ». Cela entraîne une confusion auprès du public qui ne sait plus à quoi ni à qui se fier, et l’image désastreuse de la science est dégradée aux yeux du public, qui la considère comme disant tout et son contraire.

Les politiques entrent en scène. Le problème du politique est de conserver la confiance des électeurs.
Pour un pouvoir central, la tentation est toujours présente de manipuler l’information, ou du moins de la contrôler.
Dans certains pays, on ne s’encombre pas précautions : on rappellera le sort des premiers lanceurs d’alerte de Wuhan, accusés de « créer des problèmes », de manquer à la «  discipline d’équipe », et recevant l’ordre de se taire [4].…

En France, deux affaires récentes montrent que même dans nos démocraties, la tentation de « tenir » l’information est bien présente.

  • La loi sur le secret des affaires et la santé, critiquée pour sa définition trop large de la notion « secret des affaires ». En janvier 2019, cette loi avait été utilisée au moins deux fois dans des affaires ayant rapport avec la santé : le Levothyrox, et les implants médicaux certifiés sur le marché européen.
  • Le site « Désintox coronavirus » du gouvernement
    Si l’intention pouvait paraître louable au premier regard, pour l’information du public, il s’avère que les articles cités, récupérés dans les rubriques de vérification de l’information de différents médias, l’avaient été sans que les rédactions en soient prévenues … d’où les réactions des journalistes et des sociétés de rédacteurs : « Notre bien le plus précieux, c’est notre indépendance (…). Ce genre d’opération ne peut qu’introduire de la défiance et de la suspicion quant aux relations entre la presse et le monde politique [5]. »
    Finalement, le service sera supprimé [6]..

POLITIQUES ET SCIENTIFIQUES

Le 12 mars le Président Macron prend déclare : « Un principe nous guide pour définir nos actions (…) c’est la confiance dans la science. C’est d’écouter celles et ceux qui savent. » Les responsables politiques, obligés de prendre des décisions rapides durant la pandémie font appel à plusieurs groupes d’experts scientifiques pour éclairer et faire accepter les mesures contraignantes et nécessaires à instaurer. Les avis de ces conseils seront suivis ou non, selon les circonstances.
Le recours aux experts est-il une manière illusoire d’échapper au soupçon et à la méfiance généralisés qui se sont installé vis-à-vis de la parole publique ?
On ne connait pas leurs relations éventuelles avec l’industrie, ni leur compétence réelle. De plus, pour les médias, la contradiction est obligatoire : « C’est comme en temps de guerre, explique Céline Pigalle, directrice de la rédaction de BFM-TV, on nous demande d’être responsables, de ne pas mettre le feu, mais on doit aussi savoir mettre en cause les discours officiels. On essaie donc de mixer les interventions médicales, entre spécialistes rassurants et ceux plus alarmistes [7]. »

Les intérêts des chercheurs

Car « si la connaissance scientifique transcende les frontières et les jeux de pouvoir, elle procède néanmoins de recherches qui ne sont pas indépendantes à l’égard des intérêts locaux, politiques, économiques, religieux… » (Bernadette Bensaude-Vincent). Les chercheurs aussi cèdent quelquefois aux sirènes du vedettariat…

Les réseaux sociaux

Les réseaux « sociaux », sont à l’affût du gisement de richesses que constituent les données personnelles.
Il convient de s’interroger sur ce nouvel espace public, pour reprendre l’expression de Jurgen Habermas, car ces réseaux constituent de véritables bombes à fragmentation dans les rapports entre politiques, scientifiques et journalistes, confrontés désormais non seulement à une information prématurée mais aussi aux infox variées.
Guillaume Lecointre dans son livre « Savoirs, opinions, croyances  », rappelle qu’un savoir est le produit d’une démarche qui doit satisfaire à des critères précis : (voir également à ce sujet Gérald Bronner dans La démocratie des crédules) [8].
Il faudrait apprendre à nos concitoyens ce qu’est une connaissance scientifique et à la distinguer d’une opinion ou d’une croyance.
La pertinence d’une connaissance ne relève aucunement du choix d’une majorité de citoyens.
L’opinion, en revanche, relève du jugement personnel et c’est ici que se tient le lieu de la démocratie. Lorsqu’à partir d’opinions diverses il faut décider sur un point qui va concerner toute la collectivité, le débat citoyen a toute sa place et il doit être conduit démocratiquement.
Les croyances, quant à elles, relèvent de la confiance en une autorité ou en un dogme. À ce titre, elles sont peu sensibles au débat et à la réfutation.

C’est donc bien à l’éducation de l’esprit critique qu’il convient de travailler sans relâche, aujourd’hui et demain pour éviter l’installation d’un scepticisme de confort ou les ravages du complotisme.
Seuls une bonne éducation de base, et des journaux qui produisent une information nourrie par les apports croisés de journalistes, de politistes, de sociologues, de scientifiques, peuvent offrir une mosaïque de clés complémentaires pour permettent de progresser dans la compréhension des évènements, et d’entrevoir une réalité plus complexe que celle rendue par les chaînes d’information continue.

De longs et pénibles efforts nous attendent…

[1Cité in Anne-Sophie Novel. Actes Sud Nature (2019).

[2Louis Boy, France Télévision. 16/05/2020

[3Pierre Bourdieu. Liber-Raisons d’agir, Paris, 1996

[4Louise Bodet, France Culture, 04/04/2020

[5Tribune, Le Monde, 03 mai 2020.

[6Jérémie Baruch et Maxime Ferrer, Le Monde (Décodeurs) le 18 janvier 2019

[7Gérard Davet et Fabrice Lhomme, Le Monde, 30 mars 2020.

[8Gérald Bronner. PUF, Paris, 2013

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