Conclusion

En tant que citoyens, il est de notre responsabilité individuelle et collective de nous interroger sur les suites à donner à une expérience individuelle et collective de confinement, inédite et aux conséquences encore imprévisibles pour nous, notre pays, l’Europe et l’humanité. Pour nous, qui sommes des francs-maçons, il est également de notre responsabilité d’interroger les valeurs qui fondent notre engagement, pour tenter de les actualiser dans un contexte d’inquiétudes et de désarroi croissant (même si la perspective désormais crédible à moyen terme de vaccins efficaces apporte un peu d’espérance collective). C’est le sens des travaux qui ont été présentés ici, et qu’au lieu de conclure, il faudrait plutôt prolonger, poursuivre…
Dans les différentes thématiques, dans les différents aspects abordés, une question de principe est en effet sous-jacente, dont la dynamique est loin d’être épuisée par ces premiers travaux : que signifie pour nous la solidarité, quelles formes renouvelées doivent prendre les solidarités concrètes, révélées dans leur fragilité ou ébranlées par la crise ?

a) UN CHANTIER : SAISIR LA FRAGILITE DES SOLIDARITES INSTITUER ET MOBILISER LES ENERGIES

« Le roi est nu » : c’est par cette formule qu’un enfant dénonce une mystification admise par tous les « grands » dans un conte célèbre d’Andersen. Une sorte de sidération a été largement ressentie dans les premiers moments de la crise sanitaire, notamment quand il a fallu se résoudre à une période sans précédent de « confinement », pour l’ensemble du territoire français, mais aussi pour presque la moitié de la population mondiale. Elle tenait à la difficulté pour chacun(e) d’ajuster son mode de vie, d’arbitrer entre les réflexes de d’entraide familiale et affective et les risques induits pour les autres. Elle provenait aussi du sentiment diffus d’un risque d’effondrement des solidarités, aussi bien interpersonnelles [1]qu’instituées : chaque État, voire en leur sein chaque niveau d’administration se retrouvait concurrent pour l’achat en désordre de masques et de matériel sanitaire, les modalités traditionnelles de coopération internationales semblaient vaciller, au sein de la communauté européenne mais encore plus au sein de ce qu’on pensait être une communauté des États, au niveau mondial : une rivalité spectaculaire entre les États-Unis et la Chine y est apparue comme l’une des causes de la paralysie relative de l’OMS, normalement chargée de coordonner les efforts des différents pays contre la pandémie et comme une menace renouvelée de guerres, « froides » ou « tièdes ». La redoutable fragilité des solidarités instituées est réapparue d’un coup.

Les maçons sont habitués par leur corpus de valeurs et leur symbolisme à penser la fraternité universelle, mais aussi la fragilité des constructions humaines et la nécessité de se remettre à l’ouvrage, si les efforts d’une génération ont été ruinés ou très affaiblis. Ils savent que la solidarité est une construction opiniâtre, qui doit autant aux citoyens libres qu’aux organisations, tant privées que publiques, étatiques ou interétatiques. Dans ce contexte, ainsi, il convient non pas de « déplorer » leur plus ou moins grande efficacité, mais de se remettre à construire pour l’avenir.
En l’occurrence, les maçons de la juridiction écossaise veulent se donner les moyens de comprendre cet environnement familier et pourtant devenu porteur d’une « inquiétante étrangeté » : grâce à des présentations lisibles, même les questions les plus complexes peuvent être exprimées de manière largement accessible. Les textes qui ont été rassemblés traduisent cette volonté et peuvent pour l’avenir l’alimenter.
Pour nous, cependant, l’essentiel n’est pas de chercher à comprendre et/ou à faire comprendre la situation actuelle, en partant de la crise sanitaire. Notre objectif est d’en tirer les premières leçons en ce qui concerne l’état des solidarités, c’est-à-dire pour nous à partir des outils qui permettent d’humaniser le monde.
Notre objectif n’est pas donc pas, ou pas d’abord de « vulgarisation », il est de « mobilisation ». La crise induite par la Covid-19 a révélé une « fatigue » de nombreux dispositifs de mutualisation de moyens qui s’est ajoutée à une série de crises préexistantes : de la démocratie, c’est-à-dire de la République, comme forme désirable de l’organisation sociale, de l’éthique, c’est-à-dire de la capacité à se mettre d’accord sur des valeurs partagées, de l’utopie, c’est-à-dire de notre capacité collective à définir des buts désirables lointains, dont l’horizon dépasse la durée limitée d’une vie humaine. Était-il trop ambitieux de poser ou de reposer toutes ces questions, en ce moment si particulier ? Non, car nous les abordons munis d’une méthode ou d’un outil qui nous donne une direction générale : la solidarité construite.

b) LA SOLIDARITE, COMME VALEUR MORALE MAIS AUSSI COMME INSPIRATION ET QUESTIONNEMENT

La solidarité, corollaire de la Fraternité, au-delà d’être une générosité humaine partagée et un souci de justice, est ce sentiment de communauté d’intérêts qui pour les maçons s’étend à tout le genre humain. Malgré l’usure du mot, trop souvent « mot valise » qui sert à des justifications politiques, notre vision de la solidarité humaine est portée par une idée puissante, le solidarisme. Elle rejoint d’ailleurs ainsi un courant de pensée très actuel, promouvant une vision de solidarités graduelles et coordonnées : solidarités à construire dans la protection sociale, mais aussi en économie, dans le droit, dans les divers niveaux de gouvernance, locale, nationale ou internationale [2] . Il ne s’agit pas à proprement parler d’une pensée « maçonnique » mais on y retrouve la recherche d’une harmonie, chère aux maçons, susceptible de surmonter le dualisme des affrontements, par exemple entre marché et forces collectives ou entre intérêts privés et biens communs.

La pensée solidariste : éléments pour un héritage

Le « solidarisme », doctrine ou plutôt courant d’idées qui a marqué la pensée républicaine et le début du « radicalisme », a puisé comme parmi ses racines dans la révolution pasteurienne, alors toute récente : Léon Bourgeois, par exemple, soulignait ainsi l’apport de Pasteur : « C’est lui qui a fait concevoir exactement les rapports qui existent entre les hommes ; c’est lui qui a prouvé d’une façon définitive l’interdépendance profonde qui existe entre tous les vivants, entre tous les êtres ; c’est lui qui en formulant la doctrine microbienne a montré combien chacun d’entre nous dépend de l’intelligence et de la moralité de tous les autres [3]. »

Au-delà de la référence, très actuelle, à la santé publique, le solidarisme exprime une idée assez simple : l’individu ne doit pas tout ce qu’il est et ce qu’il a uniquement à ses efforts. On oublie trop souvent ce que nous devons aux autres, à commencer par le fait qu’on utilise tous des connaissances et des savoirs qui ont été produits par d’autres. Il existe en quelque sorte un capital social, produit de l’action collective, qui est accessible à tous (ou du moins qui devrait l’être). Or on tend à considérer (de plus en plus souvent semble-t-il) que nous devons notre réussite essentiellement à nos efforts individuels [4]. L’originalité du message tient au fait que, pour les solidaristes, le recours à des institutions adaptées s’avère nécessaire pour garantir le paiement de cette dette vis-à-vis de la société. Cette approche permet de mettre en avant deux notions essentielles, celles de quasi-contrat et celle de consentement (ou d’acceptabilité).

La philosophie solidariste, si on peut ainsi la qualifier, teintée de morale kantienne, postule en effet l’existence d’un contrat librement consenti par les membres de la collectivité, plutôt que de faire reposer l’obligation sur l’action coercitive de l’État, figure de l’extériorité sociale. Une dimension de la solidarité est donc librement déployée, sans contrainte. Une autre dimension, plus organisée, à la source de l’obligation sociale et de l’impôt par exemple, provient donc de ce que les solidaristes nomment le « quasi-contrat », c’est-à-dire un contrat « rétroactivement consenti », puisque à l’évidence aucun individu n’a pu choisir librement à la naissance de participer ou non à la vie sociale. Le quasi-contrat permet de faire comme si les hommes décidaient librement de contracter pour s’accorder sur les principes et les finalités de la vie en collectivité. Les contractants retirent de cet acte des droits et des devoirs, que le solidarisme, au lieu d’opposer, réunit sous le concept du « sentiment social ». Ce quasi-contrat, qui n’a pas été scellé une bonne fois pour toutes comme dans la doctrine rousseauiste du passage de l’état de nature à l’état civil, est constamment actualisé et renégocié par les membres de la société. Le point essentiel est ici que le solidarisme s’efforce de repenser le principe d’obligation hors de toute référence à une autorité extérieure aux hommes et à la société. La réglementation du travail, l’impôt, l’obligation de cotisation sociale…, deviennent la condition même de la liberté individuelle, rendue possible par la réciprocité des échanges et des services entre les membres du corps social.
De cette analyse les solidaristes déduisent une théorie de l’État : celui-ci doit être chargé de la coordination de la société, doit mettre en place un service public qui prenne en charge les biens communs et doit être fondamentalement laïc. Le plus intéressant dans cette théorie concerne leur façon de traiter la question sociale. Les solidaristes constatent que la vie sociale produit des inégalités illégitimes et justifient ainsi la nécessaire action de l’État pour corriger ces inégalités. En s’appuyant sur une analyse de la redistribution au service d’objectifs sociaux, ils en viennent à défendre notamment la nécessité d’un impôt sur le revenu [5]ou encore à développer une réflexion originale en matière de droits de succession. Les solidaristes défendent également la nécessité des assurances sociales obligatoires, sans lesquelles il ne peut pas y avoir de couverture des risques sociaux comme la maladie, les accidents du travail ou la vieillesse. Ces différentes positions se sont heurtées à de nombreuses résistances pour limiter au maximum ces lois sociales de la IIIe République, avant qu’on ne fasse un pas important avec l’assurance-maladie. Et lorsque le Conseil National de la Résistance rédige le programme qui sera mis en œuvre à la libération, plus personne ne parle du solidarisme mais ces réformes sociales s’inscrivent en partie dans la continuité de la pensée solidariste [6].

L’histoire des idées lui réserve aujourd’hui un jugement plutôt sévère. Est-ce du fait de sa position intermédiaire, jugée de part et d’autre parfois ambigüe, entre libéralisme et marxisme [7] ? L’histoire serait alors injuste puisqu’elle donnerait une sorte de prime aux pensées monistes alors que la pensée solidariste est dualiste puisqu’elle qui entend « réconcilier » propriété privée et solidarité organisée.

Une forme de postérité croissante peut être identifiée, cependant. Ainsi l’idée de subsidiarité, consubstantielle à la vision de solidarités graduelles des solidaristes, consiste à préférer le niveau le plus proche pour instituer les solidarités et les politiques publiques qui les traduisent, tant que la preuve n’est pas apportée d’un gain d’échelle évident, justifiant le choix d’un niveau plus éloigné des bénéficiaires (région, État, Europe, …). La reconnaissance récente de ce principe va dans le sens d’un solidarisme rénové, au sens où il serait capable de regarder avec lucidité les résultats parfois décevants des mouvements de solidarité « spontanée ». Le solidarisme serait ainsi une pensée de la proportionnalité, de la possibilité de pratiquer par « essais / erreurs », jusqu’à ce que soit établi le meilleur compromis entre proximité et solidarité organisée, plus structurée et formalisée.

c) UN HERITAGE SOLIDARISTE A ACTUALISER

Il n’est pas question ici de prétendre sortir de la naphtaline un solidarisme à nouveau triomphant (il était au tournant des XIXe et XXe siècles devenu en quelque sorte l’idéologie officielle du républicanisme). Mais la solidarité, parce qu’on la sent en crise, est à nouveau d’actualité dans l’esprit de tous. Les maçons ne peuvent se contenter d’être des témoins, ils doivent actualiser cet héritage par une façon d’être dans la société, en cherchant comment construire ou reconstruire des politiques de solidarité rénovées.
Cet idéal n’est pas dogmatique si on l’utilise comme une méthode de questionnement. C’est en effet une pensée ouverte, d’un équilibre à expérimenter, à proposer et ensuite à préserver. Une solidarité repensée comme moteur de l’action publique est ainsi une attention à l’équilibre et l’harmonie entre des principes potentiellement antagonistes. C’est un « art de la nuance » qui est indissociable d’une intention maçonnique, celle de ne pas se laisser enfermer dans une pensée binaire simpliste.
C’est le cas notamment quant aux domaines respectifs de validité des principes de propriété privée et de solidarité. Il est probable que la question de légitimité de la propriété privée, dont A. Badiou a rappelé à juste titre qu’elle était la grande question de politique économique du XIXe siècle [8], ne connaît pas de réponse univoque : les avantages et inconvénients respectifs des systèmes de gestion privés ou publics plaident pour une approche pragmatique et non dogmatique. De même, pour ce qui concerne l’articulation d’une solidarité restreinte et étendue : il est probable qu’une protection étendue, organisée à l’échelle d’une nation, voire élargie à la dimension d’une communauté d’États, est la forme la plus efficace et efficiente d’organisation. À l’inverse, le sentiment d’appartenance et d’identité de groupe plaide pour que soient constituées des solidarités plus charnelles, plus vivantes, dont notre protection sociale contemporaine n’a pas suffisamment perçu la nécessité. Enfin, au plan international, le même pragmatisme peut être fondé en raison, sans devenir suspect de n’être qu’un « bricolage ». On peut admettre qu’il convient que soient noués les deux fils, d’une solidarité ascendante, généraliste, fondée sur des identités géographiques progressivement construites d’une part, mais aussi d’autre part d’une solidarité descendante, fonctionnelle, fondée sur un réseau d’agences auxquelles serait reconnus des pouvoirs plus forts et des missions de redistribution et de solidarité.
Dans tous les cas, l’essentiel est qu’on refuse aussi bien une philosophie « libérale » de la force (qui défend la vision d’États « minimaux et en réalité le simple maintien d’un ordre ancien et inégalitaire) que la contrainte d’un rapport de forces violent, destiné à renverser un ordre ancien, mais trop souvent générateur d’injustices nouvelles.

d) UNE METHODE DE QUESTIONNEMENT

Serions-nous dans l’utopie en voulant à nouveau fonder une vision longue de la société et de de ses nécessaires transformations sur le principe de solidarités renouvelées ?
La cohérence du propos, ici seulement engagé, provient d’une logique essentielle : l’innovation sociale et le progrès résident dans notre capacité à nous réinventer, à nous dégager des cadres de pensée rigides ou inopérants, à construire à nouveau des utopies qui préfigurent le réel. C’est pour ce motif que nos thématiques, dans leur diversité, ont cherché à jeter un pont entre les principes et les fondements (avec notamment un tour d’horizon de nos utopies contemporaines ou une actualisation de nos principes éthiques et républicains), d’un côté, et de l’autre les questions plus pressantes de l’organisation sociale, des politiques publiques qui doivent la consolider (santé, mais aussi économie, défense) et des leviers qui doivent permettre de construire (sciences, droit, qualité de la gouvernance).

[1Comme bien d’autres formes de sociabilité, le fonctionnement des loges s’est trouvé suspendu, par exemple.

[2On peut poursuivre cette graduation, en distinguant le niveau « intra-continental », qui recouvre la solidarité instituée entre entités étatiques d’une même région géographique ; et solidarités intercontinentales d’autre part, qui visent l’ensemble de la communauté internationale.

[3Discours prononcé le 19 décembre 1911 au musée social, cité dans La pensée solidariste, de Serge Audier, p. 41 et 42 (PUF, 2010).

[4La plupart des travaux empiriques sur le sujet montre que les mêmes personnes ont tendance à imputer leur succès à leurs mérites propres mais leurs échecs à la malchance, justifiant dans ce cas un partage des pertes mais jamais des gains, ce que la littérature économique désigne comme « biais d’auto-complaisance ».

[5Selon l’approche solidariste, on tend en effet à considérer que plus on a de réussite et plus le niveau de richesse s’accroît et plus l’on devient redevable vis-à-vis de la société

[6La preuve notamment se trouve dans les écrits du fondateur de la sécurité sociale en France, Pierre Laroque, qui se réfère explicitement au solidarisme dans lequel il a été formé dans les années 1920.

[7Un disciple de Bourgeois, Charlot, a défini ainsi le solidarisme comme une voie intermédiaire surmontant les limites du libéralisme économique et du socialisme collectiviste. (in La pensée solidariste, p. 67).

[8Voir son ouvrage Trump, Gallimard, 2020.

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