3. Vers de nouvelles formes de mise en œuvre de la responsabilité
Des devoirs et un principe de responsabilité dans le droit ?
Lors de son audition devant la commission d’enquête du Sénat, l’ancien Premier ministre Édouard Philippe a souligné le poids de la responsabilité pénale potentielle, au moment de prendre des décisions, dans un contexte de crise et tout particulièrement de crise sanitaire : le risque selon lui est d’inciter à minimiser les risques et donc « à se couvrir » au lieu d’agir. Il appelait à une réflexion sur l’usage de la responsabilité pénale, dans l’exercice des fonctions politiques et plus généralement dans des fonctions de responsabilités. Cette réflexion n’est pas nouvelle, en général et elle avait d’ailleurs fait l’objet dès les premières semaines de la pandémie d’une polémique, sur l’étendue des responsabilités pesant sur les chefs d’entreprises, en cas de contamination d’un salarié à la Covid-19
Du côté des usagers, la pandémie a également mis en évidence le manque de pertinence des sanctions prévues : des peines d’amende et même d’emprisonnement en cas de récidive ont été adoptées pour sanctionner les infractions aux nombreuses règles de protection préconisées, qui paraissent disproportionnées comparées aux sanctions prévues pour les infractions du droit français ordinaire : que cela soit par le montant exorbitant des amendes (jusqu’à 1 500 €) ou par les peines de privation de liberté (jusqu’à six mois).
Il est sans doute trop tôt pour tirer des enseignements précis, mais il est possible de relever que cette réflexion sur le quantum et l’adéquation des sanctions rejoint des remises en cause multiformes : la responsabilité financière des comptables publics, par exemple, est devenue en large part obsolète, en raison des nouveaux systèmes partagés de décision. Mais reste à inventer une responsabilité alternative, pesant sur les ordonnateurs. Faut-il imaginer d’étendre la responsabilité des ministres et des élus ? Faut-il au contraire mettre en place, comme en Grande Bretagne, les secrétaires généraux, qui peuvent bloquer le processus de décision, mais en contrepartie engagent leur responsabilité pénale personnelle ?
Deux commissions d’enquête, de l’Assemblée nationale et du Sénat, ont été constituées sur la gestion de la crise de la Covid-19. Elles devraient rendre leurs premières conclusions à la fin de l’année 2020. Il est possible qu’elles conduisent à qualifier, sur le plan politique, mais peut-être aussi en partie pénal, la suite de décisions inappropriées, qui ont conduit à laisser le stock de masques de protection et d’autres produits de santé se dégrader et se réduire.
Une telle culpabilité supposerait d’assimiler l’impréparation d’une pandémie à une atteinte contre la santé publique. Certes, l’omission, consistant à « ne pas faire », peut se rapprocher de l’impréparation, consistant à « ne pas assez faire » ou « mal faire » et relève parfois, mais dans des conditions particulièrement strictes, d’une sanction pénale. Est-ce cependant suffisant pour admettre ce raccourci ?
Les dispositifs de responsabilité prévus dans les entreprises, sur le fondement de « l’obligation de sécurité de résultat », intègre déjà des éléments non intentionnels, à partir d’une appréciation des procédures et de leur degré de rigueur, comparé aux usages des différentes branches. Ne peut-on transposer ce mode de raisonnement au système public, qui devrait faire la démonstration que le niveau de sécurité et de rigueur était adéquat, par rapport aux connaissances et aux techniques en usage, dans les pays comparables ?
Nombreuses ont été et sont encore les volontés et les tentatives de criminaliser les atteintes à la santé publique. Depuis déjà longtemps et bien avant l’actuelle pandémie de la Covid-19, diverses propositions ont porté sur la mise en place d’un tribunal international pour juger des crimes contre l’environnement et la santé. A notamment plaidé en ce sens Madame Marie-Odile Bertella-Geffroy, avocate, magistrat honoraire du pôle de santé publique du Tribunal de Paris qui, en septembre 2015, réclamait déjà des sanctions pénales internationales par exemple contre l’amiante, Tchernobyl, les pollutions industrielles et minières ou encore les dépôts de déchets toxiques. Elle proposait que cette responsabilité soit au moins reconnue, par adjonction au traité qui a institué une Cour pénale internationale (et modification de l’article 7 du Statut de Rome relatif à cette CPI)
Cette avocate proposait alors une modification du Statut de Rome par un ajout à l’article 7 [1].
Cette modification paraît peu réaliste, à l’échelle de l’ensemble de la Communauté internationale, d’autant qu’elle impliquerait d’admettre une responsabilité internationale non intentionnelle. Elle paraît en revanche plus crédible et utile, dans un espace où les normes techniques et les outils à la disposition des États, dans le cadre de leurs politiques de santé publique, sont assez voisins.
La commission européenne a annoncé que serait mise en chantier une réflexion sur « l’Europe de la santé ». Dans le cadre européen, ont déjà été reconnus des mécanismes (notamment financiers) de responsabilité sans faute, vis à vis des États. Dans ce cadre, la reconnaissance d’une responsabilité du fait des politiques de santé publique devrait être étudiée.
[1] La Cour pénale internationale (CPI) a succédé à l’éphémère tribunal pénal international (TPI) et repose essentiellement sur les dispositions du Statut de Rome de 1998, entré en vigueur le 1er juillet 2002. Elle est compétente pour connaître des génocides, des crimes contre l’humanité, des crimes de guerre et du crime d’agression. L’article 7 du Statut de Rome traite des crimes contre l’humanité et prévoit en son alinéa k) : « On entend par crime contre l’humanité (tous) autres actes inhumains de caractère analogue causant intentionnellement de grandes souffrances ou des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé physique ou mentale. »