2. De nouveaux équilibres à encadrer juridiquement 

Droit du travail : de nombreux défis à relever

Avant la crise sanitaire, la France était déjà confrontée à deux grandes crises : crise de l’emploi, qui se manifeste par un taux de chômage élevé, mais aussi crise du travail, dont on parle beaucoup moins mais dont les enquêtes disponibles, notamment les enquêtes françaises et européennes sur les conditions de travail, – montrent l’ampleur (stress, burn-out, fatigue, sentiment que la charge de travail est excessive…).

La pandémie a contribué à mettre en évidence ces crises et plus généralement la formidable accélération de la transformation du monde du travail. S’agissant des métiers du « care » (soins à la personne), notamment, il est à craindre que les recrutements sous contrat à durée indéterminée, qui sont la règle normale en droit du travail, ne disparaissent totalement au profit d’emplois précaires (Contrats à durée déterminée, contrat d’intérim…) ou de contrats à temps partiel. Plus grave, l’« ubérisation » des emplois, à l’instar de ce qui se fait de plus en plus couramment aux États-Unis, risque de devenir la voie normale des recrutements.

Continuer à nous nourrir, à nous faire soigner, à poursuivre certaines de nos activités. Rien de tout cela ne serait possible sans les efforts de celles et ceux qui sont mobilisés en première ligne en période de crise sanitaire. Les médecins et les infirmières, bien sûr, mais aussi ceux qu’on appelle les travailleurs du care (qui signifie « prendre soin » de l’autre en anglais), c’est-à-dire les aides-soignantes, aides à domicile et auxiliaires de vie. On pense également aux caissières, aux transporteurs, facteurs, livreurs, agents d’entretien, etc. Aujourd’hui plus qu’hier, nous réalisons la valeur de ces métiers car c’est sur eux que repose notre survie. Malheureusement, il s’agit souvent d’emplois déconsidérés et sous-payés.

Comment donc tirer des premiers enseignements de la pandémie sur le droit du travail et sur les perspectives sociétales à plus long terme ?

1. UN DROIT DU TRAVAIL FRAGILISE

Selon les données rassemblées par une enquête de la CFDT consacrée au travail, 40% des ouvriers et des employés disent que « le travail délabre ». Les ordonnances relatives se réfèrent à des abstractions : je crains qu’elles ne conduisent à augmenter la précarité, à créer de petits morceaux d’emplois, de mauvais emplois et à aggraver les conditions de travail. La vision du travail qu’elles véhiculent est anachronique et désespérante : le travail est un coût, une charge, une rigidité, un handicap… Quelque chose qu’il faut réduire, dont il faut se débarrasser, qui pèse, qui entrave.

Dans une étude pour l’OIT, Dominique Meda distingue trois scénarios pour l’avenir du travail :

  • un scénario qu’elle appelle « le démantèlement du travail » ;
  • un scénario intitulé « la révolution technologique » ;
  • et un dernier qualifié de « reconversion écologique ».

Il est éclairant d’examiner et de voir en quoi chacun de ces scénarios peut ou non répondre à la double crise de l’emploi et du travail.

  • Le premier ne crée sans doute pas de bons emplois et dégrade la qualité du travail. On l’a parfaitement vu lors de la mise en place du CNE, le Contrat Nouvelles Embauches, qui permettait (déjà) de se séparer des salariés plus facilement, sans motiver la rupture. Il n’a pas créé d’emploi et a contribué à durcir considérablement les relations de travail.
  • Le deuxième scénario est inquiétant car il repose sur l’idée que l’emploi va disparaître et que le travail se confondra avec le loisir, que nous allons tous devenir des auto-entrepreneurs, que le salariat va disparaître, les organisations devenir plates.
  • - Les études dont on dispose montrent à la fois que l’emploi ne va pas disparaître mais profondément se transformer et que le travail court en effet le risque d’être de plus en plus instrumentalisé. D’où la nécessité d’anticiper sa transformation, dans un sens socialement acceptable.

Il semble ainsi nécessaire d’éviter le déterminisme technologique et d’essayer de reprendre le contrôle des évolutions, un peu comme le suggérait la philosophe Simone Weil lorsqu’elle écrivait qu’il fallait « chercher l’organisation la plus humaine compatible avec un rendement donné », y compris au moment de la conception des machines : « Jusqu’ici les techniciens n’ont jamais eu autre chose en vue que les besoins de la fabrication. S’ils se mettaient à avoir toujours présents à l’esprit les besoins de ceux qui fabriquent, la technique entière de la production devrait être peu à peu transformée ».

2. LE BESOIN D’UNE PERSPECTIVE SUR LA PLACE DU TRAVAIL

Une société « privée de travail », alors qu’elle en avait fait sa norme irait à la catastrophe. Mais on peut supposer que la « reconversion écologique », de toute façon inscrite à notre agenda collectif, s’accompagnera nécessairement d’un surcroît de travail humain.

Ce qu’il faut absolument éviter c’est qu’une partie de la société soit privée de travail. La solution est la diminution progressive du temps de travail, avec un partage le plus équitable possible du nombre d’heures de travail disponibles sur l’ensemble de la population active. De ce point de vue, le modèle français (une norme d’emploi à temps complet plus courte pour tout le monde, hommes et femmes) reste de ce point de vue intéressant, par exemple si on le compare au modèle allemand (de longues heures de travail pour les hommes et des temps partiels très courts et mal payés pour les femmes).

Mais bien évidemment, le droit doit s’adapter à ces nouvelles réalités économiques et sociales. Ce qui saute aux yeux dans cette crise sanitaire, c’est la grande distorsion entre la hiérarchie du prestige, des salaires d’une part, et l’utilité sociale d’autre part. Les salariés peu rémunérés subissent selon elle une double peine car elles sont souvent en première ligne de la maladie et mal protégées, avec des difficultés à faire valoir leur droit de retrait. En sortie de crise, il conviendrait d’identifier les règles et les statuts de manière à mieux faire coïncider utilité sociale et rémunération. Il s’agit là d’une question de négociations collectives, plus que de droit.

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