1. Urgences et libertés, une conciliation à réexaminer à la lumière de la crise 

Faut-il mieux intégrer la notion d’urgence sanitaire dans le droit ?

L’État de droit doit s’attacher à satisfaire les besoins de sécurité de la société, les exceptions devant par construction et par principe demeurer limitées. Or avec l’évolution par « vagues » durables de la crise sanitaire, on entre dans une situation d’exceptions maintenues dans la durée. Du coup, apparaît le risque qu’au prétexte d’épidémie, on restreigne les libertés individuelles et on porte atteinte à des Droits universels de l’Homme.

La question d’une réécriture éventuelle des textes constitutionnels ou législatifs a été posée, dans un sens plus protecteur : mais quelles modifications faut-il imaginer pour trouver un meilleur équilibre entre les principes et les exceptions ? Faut-il des textes nouveaux pour mieux concilier urgence sanitaire et protection des libertés publiques ? Faut-il prévoir une disposition constitutionnelle pour éviter une trop forte concentration des pouvoirs, dans ces moments de crise en tout cas sanitaire ? Faut-il désigner à l’avance l’organe de conseil habilité scientifiques et médicaux à donner des avis et à proposer les mesures restrictives de liberté ?

Il est difficile de dresser un tel bilan définitif mais quelques premières pistes se dégagent.

Premier constat, pour ce qui concerne une éventuelle modification des textes relatifs à l’urgence, peu de propositions convaincantes ont été avancées. Les textes existants, dans leur diversité, ont permis à la fois de prendre des mesures d’urgence par voie réglementaire, de les faire ratifier par la voie législative, puis de les prolonger également par la voie législative. L’efficacité de l’action a donc été permise, sans encombre.

Deuxième constat, les filtres juridiques destinés à protéger les libertés publiques, ex post, ont également plutôt bien fonctionné, de leur côté. Le Conseil constitutionnel a été saisi sur la loi relative à l’urgence sanitaire et a pu faire valoir utilement la nécessité d’une proportionnalité plus stricte entre les mesures envisages et le contexte local. La jurisprudence du Conseil d’État a également plutôt penché dans ce sens, même si ses appréciations ont été parfois discutées dans le détail : dans sa compétence d’avis, ainsi, le Conseil d’État a été très « compréhensif », en admettant de repousser de manière systématique le délai des peines préventives (ce qui a été très vivement critiqué par la presse, notamment quand ont été présentés les cas les plus choquants de report des jugements au fond, critiqué également par la doctrine et a fait l’objet d’une prise de position contraire de la Cour de Cassation, cette dernière apparaissant comme beaucoup plus protectrice des libertés).

Un bilan plus spécialisé fera apparaître de manière plus fine les mérites et les limites des jurisprudences confirmées ou infléchies, pour prendre en compte les spécificités des situations locales (dans certains cas, au nom de la lisibilité des mesures, le Conseil d’État a validé des mesures très générales sur un périmètre étendu ; dans d’autres, à l’inverse, il a exigé que des applications différenciées soient prévues, en fonction de la densité des quartiers et territoires concernés : au total sa jurisprudence n’est pas apparue si lisible).

Sous réserve de ces discussions de spécialistes, on peut donc considérer, globalement, que les filtres juridiques ont fonctionné, dans des conditions de rapidité et de cohérence acceptables.

Un troisième constat plus critique peut être établi, cependant, sur l’absence d’organe légitime pour donner des conseils au Gouvernement et pour lui apporter une synthèse des connaissances spécialisées nécessaires à ses décisions. Un Conseil « ad hoc » a été constitué, dénommé « le conseil scientifique », mais dont la légitimité n’est pas indiscutable. Ce conseil, qui a réuni des profils différents, virologues, spécialistes de santé publique et épidémiologues, s’est adjoint quelques profils complémentaires, sociologues notamment. Mais on peut être surpris qu’ait été d’emblée écarté le recours à un organe préexistant et institué, constitué de spécialistes, le Haut conseil en santé publique qui a justement une compétence d’avis au Gouvernement.

À plusieurs occasions, le Gouvernement s’est d’ailleurs tourné vers ce Haut conseil pour le saisir de demandes d’avis connexes. Mais pour l’essentiel, il s’est tout au long de la crise appuyé sur le conseil scientifique, le mandat de ses membres ayant été prolongé et leur mission étendue à une évaluation des mesures prises. Il est probable que les polémiques, sur les thèses du professeur Raoult, ou sur la légitimité du port des masques notamment, auraient été moindres, si on avait eu recours à un organisme dont la mission légale était déjà assurée et les mérites bien assis, grâce à une longue suite de travaux reconnus.

Un quatrième constat, également plus critique, porte sur les procédures choisies pour évaluer les éventuelles défaillances. Chacune des deux chambres (Assemblée nationale puis Sénat) a constitué sa propre commission d’enquête, ce qui peut apparaître comme une source de cacophonie et de divergences, alors que les constats devraient s’efforcer d’être indiscutables et consensuels. Une troisième mission d’évaluation a été confiée en outre par la Gouvernement à trois personnalités, « ad hoc », sans qu’à aucun moment il ait été prévu de mutualiser ces évaluations et ces expertises au plan international. Le choix implicite a donc été fait de transformer la quête d’un « retour d’expérience » en épreuve de force politique et d’ignorer les éventuelles leçons d’une comparaison internationale.

Un dernier constat, également critique, porte sur l’absence de comparaison systématique entre les expériences et les actions menées, d’un pays à l’autre. Ni dans la gestion de la crise, ni dans les dispositifs mis en place pour l’évaluation on ne discerne de démarche de comparaison systématique. On peut ainsi regretter qu’aucune initiative n’ait été prise pour associer aux décisions et/ou aux évaluations des experts de l’OMS, ce qui aurait été une bonne manière de reconnaitre sa légitimité technique (même si des erreurs semblent avoir été commises au niveau plus politique, dans un contexte d’affrontement entre puissances).

Ces différentes insuffisances indiquant en creux la possibilité d’évolutions ultérieures :
* - pour que soit conféré un rôle plus fort au Haut conseil de la santé publique, quitte à ce qu’il dispose d’une marge d’organisation et d’initiative pour compléter sa composition, en cas de crise ciblée ;
* - que les procédures d’évaluation soient coordonnées entre les deux Chambres et qu’il soit interdit au Gouvernement de passer commande d’une évaluation concurrente, lorsque sont déjà saisies des commissions parlementaires (c’est une manière de contourner le rôle constitutionnel de contrôle du Parlement) ;
* - enfin que dans la gestion de crises de ce type, une approche comparative soit systématiquement retenue, comme un des temps de l’éclairage des décisions et de l’évaluation.

En réalité, un point commun relie ces trois observations : le choix de construire des contre-pouvoirs, dotés d’une légitimité reconnue et capables d’assumer leur rôle en tant de crise. Le message essentiel est donc qu’une crise ne devrait pas être utilisée comme une occasion de « relégitimation » d’un pouvoir unique, mais au contraire comme un moment exemplaire de pouvoirs partagés, source d’efficacité renforcée.

haut de page