Introduction

La notion de « gouvernance », née dans le monde de l’entreprise pour insister sur l’importance qu’il y a à aligner les incitations entre parties prenantes (entre actionnaires et cadres dirigeants, pour commencer), a pris un autre sens s’agissant des choix politiques. Elle désigne la plus ou moins grande capacité d’un ensemble d’institutions à organiser un fonctionnement collectif, susceptible de garantir un repérage efficace des problèmes collectifs, l’établissement de constats partagés et l’identification de scénarios d’évolution, enfin des décisions légitimes, acceptées et efficaces. La « bonne gouvernance », notion à laquelle des institutions comme le FMI, la Banque mondiale ou l’OCDE ont donné un contenu plus détaillé, correspond également au respect de règles d’éthique et de déontologie parmi les divers maillons de la chaîne de décision publique.

On a longtemps admis que les démocraties grâce à leur système de « contre-pouvoirs » et au rôle de la presse ou d’organes indépendants, avaient construit des gouvernances efficaces et légitimes, garantissant des niveaux d’adhésion élevés et contribuant à la prospérité. Cette croyance se trouve depuis quelques années de plus en plus fragilisée, et la crise de la Covid-19 amplifie ces doutes.

Un examen rétrospectif des politiques de réponses à la Covid-19, présenté récemment par un expert en santé publique [1], a conduit en effet à une conclusion assez étonnante : tous les pays, auraient commis des erreurs importantes, certains même allant jusqu’à des contre-sens évidents (comme les États-Unis, l’Inde ou la Grande Bretagne). Pourtant, dans tous les pays, une expertise réelle était disponible et la pandémie avait été de longue date identifiée comme un risque majeur.

Ce constat rappelle la difficulté des politiques publiques, qui n’est pas nouvelle : lors des grandes crises du passé, crises économiques (notamment crise de 1929) ou sanitaires (grippe « espagnole » de 1918-1922), les erreurs avaient également été nombreuses et lourdes de conséquences. Mais justement, le sentiment largement répandu (et souligné à l’envi lors de la crise économique de 2008) était que désormais nous savions tirer les leçons des crises passées et donc mobiliser des outils d’intelligence collective et des leviers d’action pertinents. Cette certitude se trouve aujourd’hui fragilisée : la crise semble même à l’inverse le révélateur d’une défiance croissante envers les « gouvernants », envers la qualité et la fiabilité des décisions publiques. L’impression qui s’en déduit est celle d’un effritement, à tous les niveaux, de la légitimité et la capacité des décideurs publics à faire face, à mobiliser les bons outils, à s’entourer des bons conseils.

Il serait trop long d’interroger en profondeur toutes les causes de cette crise de confiance. Mais il a paru indispensable de chercher à repérer les principaux déterminants, de manière à mieux identifier les pistes de réponses possibles : s’il est vrai que les « gouvernances » publiques sont en crise, au niveau infra-étatique comme au niveau interétatique, peut-on dessiner quelques axes de progrès, esquisser des réponses ?

À défaut d’explication rigoureuse, il est possible de proposer une hypothèse : la forme républicaine et démocratique n’a pas suffisamment tenu les promesses implicites qu’elle avait faites, ce que l’on peut résumer ainsi :

  • pour le présent, la prospérité, indéniable, laisse une place croissante au soupçon d’une dégradation des produits devenus disponibles : la « malbouffe », les produits de consommation courante dopés aux plastiques et aux « perturbateurs endocriniens », … tout ceci engendre un désenchantement sur la réalité de la croissance et d’une apparente abondance frelatée. L’avenir collectif paraît assombri du fait des perspectives du réchauffement climatique et des autres risques induits par « l’anthropocène », comme l’extinction des espèces. Et on découvre que les alertes relatives à ces risques sont désormais anciennes, qu’elles datent de presque 50 ans mais que les réponses sont demeurées minimes, ce qui révèle une impuissance collective déconcertante ;
  • la démocratisation apparente de l’éducation et de l’accès à la culture, qui constitue un progrès évident, se paie cependant, de même, d’une désillusion quant aux gains potentiels associés : déqualification de plus en plus fréquente des insertions professionnelles effectives par rapport à l’effort éducatif réalisé, inégalités persistantes dans les pratiques culturelles qui demeurent sources de « distinctions » ;
  • les valeurs partagées qui sont supposées constituer un socle pour construire un « vivre ensemble » se trouvent fragilisées et comme éloignées des apprentissages, ce qui révèle notamment un échec relatif à créer un « trésor » véritablement partagé de récits historiques et de projets sociétaux, autour de la démocratie et de la « laïcité ».

Deux autres crises paraissent également contribuer à ce désenchantement démocratique :

  • celle relative à l’emploi : ses mutations et son partage, aux niveaux national et international, paraissent peu anticipées, peu expliquées peu accompagnées et dès lors d’autant plus menaçantes ;
  • une dernière crise est relative à la brutalité de l’irruption des nouvelles technologies de la communication et de l’information et aux bouleversements qu’elles imposent dans notre rapport aux démarches, à la citoyenneté quotidienne et à la sociabilité. La notion de proximité s’en trouve redéfinie, en pratique, mais là encore sans qu’une explication et/ou un projet collectif soit défini. Faute de stratégie collective débattue puis décidée (ce qui devrait être la démarche spécifique d’une collectivité démocratique et républicaine), la notion de « proximité » est vécue comme menacée et la démocratie tenue pour responsable d’une dégradation ressentie des modes de socialisation.

Ces deux dernières crises font l’objet d’analyses dans d’autres thématiques [2]. Les trois premières, même si elles sont abondamment décrites déjà, ont paru mériter ici une analyse synthétique, destinée à montrer qu’un chemin de « résolution » existe, même si aucune solution miracle n’est disponible. La première partie de la thématique « gouvernances » est ainsi consacrée à cette triple présentation.

Certes, d’autres thèmes auraient pu retenir également l’attention et notamment celui de la cohésion sociale et des menaces terroristes liées à l’islamisme radical ; ou encore celui plus économique et social de la fragilisation de la classe moyenne et /ou des fractures générationnelles qui accompagnent la montée des inégalités sociales. Il est d’ailleurs probable que ces différents aspects sont relativement interdépendants et que les sociétés les moins inégalitaires (comme la Finlande et la Norvège) connaissent des crises moins prononcées. Pour autant, elles n’échappent pas non plus à la conjonction de ces remises en cause et au sentiment d’une forme d’impuissance des États démocratiques et des organisations internationales.

Au-delà du fond des questions, des remises en causes des promesses démocratiques, se profile également une question transversale, de la forme de ces institutions démocratiques et plus largement des outils indispensables aux décisions collectives : aux différents niveaux, de la démocratie locale, de la nation ou des institutions internationales se reposent des questions de pertinence des institutions. Comme mieux les ajuster aux problèmes rencontrés, comment leur redonner de la légitimité et mieux les ajuster aux attentes ? Là encore, il serait absurde de croire à des solutions « miracle », mais il serait tout aussi déraisonnable de « baisser les bras » et de considérer que tout aurait été essayé.

Une deuxième sous-partie est ainsi consacrée aux questions de la gouvernance à l’échelle infra-nationale et nationale : au niveau local et national, le fil rouge est sans doute de restaurer une capacité collective à se concentrer sur le traitement de chantiers dans la durée, et donc à valoriser il conviendrait de réaffirmer le caractère prioritaire de « projets ».

Une troisième sous-partie est centrée sur l’analyse des questions de gouvernance « supra-nationale » : là encore, la présentation retenue est centrée sur la nécessité de construire des réponses renouvelées, au niveau européen comme au niveau international.

[1Voir Le Monde du 3 septembre 2020

[2La question de la « proximité » à réinventer et de la possibilité et même de la nécessité de « civiliser » l’usage des nouvelles technologies est abordée dans la thématique « Utopies » ; celle sur l’emploi, sur la nécessité d’instaurer un revenu minimum d’existence et de garantir une activité à tous, est abordée dans la thématique République.

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