L’enseignement à distance pendant la crise : quels bilans, espoirs, déceptions ?

1 - LE MONDE D’AVANT

En France, la pandémie Covid-19 a entraîné la fermeture de tous les établissements scolaires et universitaires pendant 2 mois, et posé le problème de la continuité pédagogique pour des dizaines de milliers d’écoliers, collégiens, lycéens et étudiants.
Les TICE (Technologies de l’Information et de la Communication pour l’Enseignement), au départ destinées à d’autres usages (élèves empêchés …) ont dû être massivement utilisées ; après un certain chaos initial, ces techniques ont trouvé leur régime de croisière. Il est possible de dresser un premier bilan, et de repérer les difficultés rencontrées, les premières étant l’éloignement des élèves du corps enseignant : le Premier ministre Édouard Philippe a insisté sur «  le coût humain pédagogique, social, intellectuel qui sera considérable, (…) toute une génération étant touchée [1] ».

Les chiffres sont importants : 62 000 établissements accueillent plus de 12 000 000 d’élèves, encadrés par 870 900 enseignants, auxquels s’ajoutent près de 275 000 autres personnels. Les universités comptent environ 85 000 enseignants et autant de personnels techniques, pour 1 650 000 étudiants [2] .

Moyens technique côté pouvoirs publics

Le CNED (Centre National d’Enseignement à Distance) né en 1939, est présent sur internet depuis 1997. Lors de la fermeture des établissements scolaires, le CNED a lancé le programme « Ma classe à la maison ».
Pour les enseignants, depuis 2014, la plateforme m@gistère permet aux enseignants de suivre des formations dans le cadre de la formation initiale ou continue.

Moyens techniques côté utilisateurs

Nous avons une vision stéréotypée des jeunes, « digital natives », « le nez dans leur écran ». Examinons ce phénomène d’un peu plus près.
D’après le centre d’Observation de la Société, (6 décembre 2019), le téléphone mobile « équipe la quasi-totalité de la population (95 %). Mais cette moyenne gomme les écarts entre catégories. Pour la France, en 2018 et d’après l’INSEE, la tranche 18-24 ans utilisant quotidiennement l’internet n’est que de 91 % (à la 25ème place dans l’UE, juste avant la Bulgarie et la Roumanie…) Même si peut admettre que ces chiffres ont grandi en 2020, nous ne sommes très probablement toujours pas à 100% [3].

De même, 14 % des bas revenus (en dessous de 70 % du niveau de vie médian) ne se connectent pas à Internet et 6 % n’ont pas de téléphone mobile [4]. Ainsi, en France, dans un contexte de numérisation forte de la société, 6 millions de personnes cumulent précarité sociale et précarité numérique.

En conséquence, « Etre un jeune adulte à l’ère d’Internet et du smartphone ne signifie en rien être en mesure d’utiliser à bon escient ces outils dans un parcours d’insertion professionnelle, même si ces jeunes sont davantage habitués à un environnement technologique que leurs aînés.  », analyse l’association Emmaüs Connect [5]. On est donc loin des « digital natives », nés le smartphone à la main, dotés d’un esprit d’une extrême agilité et multitâche.

Ces chiffres appellent plusieurs remarques :
1- De nombreuses familles n’ont pas d’ordinateur à la maison ni de connexion robuste. Même si on dispose d’un ordinateur à la maison, il est impossible à plusieurs enfants de se connecter en même temps : il faudra donc choisir l’enfant qu’on désire privilégier, ou se fier à la loi de la jungle.
2- Par ailleurs si le smartphone convient parfaitement pour la vie ordinaire, il est nettement moins pratique pour suivre quotidiennement 4 à 5 heures de cours, dont des exercices de mathématiques (la géométrie sur un écran de smartphone…).
Capital financier et capital culturel : rien de nouveau sous le soleil.

Une situation récemment aggravée

Se basant sur un rapport de la Cour des Comptes, le ministre de l’Éducation Nationale met fin le 21 août 2018 au programme des « tablettes Hollande » de 2015, et qui visait à que «  la jeunesse soit de plain-pied dans le monde numérique », en équipant les élèves de tablettes. « La très large diffusion de ces équipements au sein de la population et leur renouvellement technique rapide conduisent à privilégier désormais le développement de projets dits "AVEC" (ou « BYOD [6] »).
L’acronyme « BOYD », signifie « Bring Your Own Device », en d’autres termes : utilisez à l’école votre propre équipement, ou encore, plus trivialement : « débrouillez-vous » !
Ce principe est né aux États-Unis vers 2015, dans les entreprises de la «  tech », pour des cadres éduqués ; la généraliser au domaine de l’éducation semble assez hasardeux ...
De surcroît, le ministre réduisit la même année de 50% les fonds sociaux destinés aux élèves en grande précarité [7], mesure qui ne contribua pas à l’équipement informatique des familles défavorisées.

2 – LE MONDE D’APRES

Les considérations précédentes concernent le « monde d’avant  ».
Puis le coronavirus est arrivé, les établissements d’enseignement ont été fermés, l’enseignement à distance s’est généralisé.
Le début du rapport de la commission des Affaires culturelles et de l’Éducation [8]dresse un bilan plutôt positif de la plateforme, en s’appuyant sur de nombreux chiffres globaux ; il en va de même pour le dispositif « Devoirs à la maison » mis en œuvre par le groupe La Poste et le ministère.

Curieusement la seconde partie du texte de la commission nuance fortement le début : « La continuité pédagogique s’est tout d’abord heurtée aux insuffisances d’équipement informatique et de connexion des élèves voire, pour certaines familles, à une indéniable fracture numérique qui dépasse les seuls problèmes matériels » (…) Quant aux enseignants, « l’urgence de la crise les a souvent conduits, pour pallier les manques et les insuffisances des outils de communication numériques mis à leur disposition, à utiliser par défaut des modes de communication dérivés et des outils commerciaux mal sécurisés, essentiellement anglo-saxons, pour communiquer avec leurs élèves et leurs familles ».
Donc les services du CNED ont en même temps donné toute satisfaction et montré de grosses lacunes [9].…

Aspects positifs
Une prise de conscience
Cette situation de confinement a mis en pleine lumière les progrès en matière de TICE, pour le meilleur et pour le pire.

Respect mutuel
Il a été noté par certains enseignants « ...un effort louable des étudiants pour respecter la parole des autres durant les visioconférences », et « pour certains élèves, il y a comme une transformation positive dans la communication et une meilleure écoute mutuelle... ». Cet effet positif du numérique sur le comportement de certains élèves avait déjà été relevé par plusieurs chercheurs.

Aspects négatifs
Le déficit en relations humaines.
Le développement des compétences sociales (socialisation et personnalisation, coopération et travail collaboratif) des apprenants fait partie des objectifs de l’enseignement. Les TICE impliquent des situations d’apprentissage en solitaire, et les d’échanges qu’on peut observer dans les groupes en présence directe sont très appauvris.
Plus loin, on pourrait craindre que ce type d’enseignement ne développe encore plus un individualisme, voire une certaine perte du réel, et une vulnérabilité accrue face à des groupes culturels invasifs…

Le « décrochage scolaire »
La Commission des Affaires Culturelles de l’Assemblée Nationale note que le confinement a révélé ce qu’on pressentait depuis de nombreuses années : certaines familles sont « désengagées » de l’École, parce que l’école ne fait plus sens pour elles. Le chômage est parfois devenu « héréditaire », et pour ces familles l’école n’apporte rien, et n’est qu’un mode de garde peu coûteux.
La même commission des affaires culturelles pointe également « La précarité des étudiants [dont] « 10 à 30 % d’entre eux auraient éprouvé des difficultés à suivre les enseignements à distance ».

3 - POUR LA RENTREE 2020

Les annonces sont louables : « La fermeture des écoles a touché les enfants en difficulté, notamment en zone d’éducation prioritaire, où les enfants ont moins de capital culturel. Le confinement a mis en lumière ces inégalités, et j’espère que nous pourrons faire des propositions très fortes dès cet été pour préparer la rentrée » déclare M. Pierre-Yves Bournaze [10] .
Le 27 juillet 2020 le ministre de l’Education Nationale annonce qu’il est en train de réfléchir à une prime matériel (dont le montant n’est pas défini) pour permettre aux enseignants et aux élèves d’être équipés en informatique. «  Le fait que nous allions vers un équipement systématique de chaque élève et chaque professeur est notre objectif ». Après la suppression du « plan tablettes », le ministre tient donc compte du proverbe : « errare humanum est, perseverare diabolicum ».

4 - EN CONCLUSION

Des enseignants qui ne travaillent pas à distance
Les enseignants ont été – à juste titre – choqués par la remarque maladroite (?) de la porte-parole du gouvernement, le 25 mars. «  Nous n’entendons pas demander à un enseignant qui aujourd’hui ne travaille pas compte tenu de la fermeture des écoles de traverser toute la France pour aller récolter des fraises [11]. » Elle s’en est excusée par la suite, mais les mauvais esprits se réfèreront néanmoins à la théorie freudienne des lapsus révélateurs de l’inconscient …

Des précédents
Nous étions déjà passés par ce genre d’épreuve ; la crise financière de 2008 avait montré que la menace d’une dégradation des conditions de vie pèse d’abord sur les jeunes. Au point qu’aujourd’hui de nombreux observateurs évoquent une « génération sacrifiée [12] ».

Les mots de la fin seront ceux de la députée Sandrine Mörch, à la Commission des Affaires Culturelles de l’Assemblée Nationale :
« Combien en coûte-t-il à notre société de ne pas s’occuper de ses enfants, de sa jeunesse ? Combien rapportera le fait d’investir dans chaque jeune dès son plus jeune âge ? [13] »

[1Édouard Philippe devant les sénateurs, le 04 mai 2020.

[2Ministère de l’Éducation nationale, de la Recherche et de l’Innovation ; Les étudiants inscrits dans les universités françaises en 2018-2019. Note d’information n°3 - Janvier 2020.

[3INSEE, Tableaux de l’économie française Édition 2020, Accès et utilisation de l’internet dans l’UE en 2018, 6 décembre 2019.

[4INSEE, Une personne sur six n’utilise pas Internet, plus d’un usager sur trois manques de compétences numériques de base, 30 octobre 2019.

[5Emmaüs Connect : Faire du numérique une chance pour les plus fragiles. 20 novembre 2019.

[6(i) Xavier Berne. NextImpact 22 août 2018.

[7Faïza Zerouala. Médiapart, le 29 octobre 2019.

[8Mission Société Numérique : Commission des Affaires culturelles et de l’Éducation de l’Assemblée Nationale

[9Rapport fait au nom de la commission des affaires culturelles et de l’éducation sur la proposition de résolution tendant à la création d’une commission d’enquête pour mesurer et prévenir les effets de la crise du Covid-19 sur les enfants et la jeunesse. Assemblée Nationale, 19 juin 2020

[10lVoir référence 9.

[11L’Express.fr, le 25/03/2020.

[12Jean-Claude Puerto-Salavert, La Tribune, 15/06/2020.

[13Mission Société Numérique : Commission des Affaires culturelles et de l’Éducation de l’Assemblée Nationale.

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