2. Pour des formes d’interventions publiques renouvelées dans l’économie 

La place des services publics dans l’économie

Le constat est simple : les services publics au sens large sont essentiels à la cohésion nationale de la société française à la fois pour assurer la production des biens publics mais aussi pour soutenir l’émergence de nouvelles solidarités. C’est vrai des services régaliens ou des services sociaux, c’est vrai également des services à vocation économique, qui offrent des biens à fortes externalités positives (comme les « public utilities »).

Longtemps tenue pour évident, ce constat avait été progressivement perdu de vue : la place des services publics s’en est trouvée cantonné et contestée (1).
La crise de la Covid-19 semble avoir accéléré une prise de conscience inverse, cependant (2).
On peut alors dessiner quelques orientations, en vue d’une reconnaissance actualisée de la place des services publics (3).

1. DES SERVICES PUBLICS REVUS A LA BAISSE

Depuis une quarantaine d’année, à peu près partout dans le monde, le service public a considérablement évolué. Par exemple, pour ne rester qu’en France et ne prendre que des exemples emblématiques, la défense nationale a été professionnalisée, l’administration fiscale très largement réorganisée, tandis que le contrôle du système bancaire a été pris en charge par une instance européenne, la Banque Centrale Européenne. Dans le même temps, les distributions de l’énergie et des services de téléphonie ont quitté la sphère du service public et les ressources allouées à l’action publique en général (notamment à l’hôpital public, l’actualité vient de le rappeler) ont diminué. Ce sont là des manifestations d’un désengagement de l’état et d’une redéfinition, voire d’une remise en cause restrictive du service public.

Cette situation résulte largement de la doctrine en la matière mise en œuvre, depuis les années 1980. « L’État n’est pas la solution, mais le problème » répétaient ses partisans. Depuis lors, ils ont occupé le pouvoir politique, bien sûr, mais aussi intellectuel et économique pratiquement partout dans le monde.

En conséquence, plusieurs types de remise en cause ont modifié les services publics, en France comme dans la plupart des pays européens et même dans le monde. En premier lieu, leur domaine d’intervention a été revu à la baisse, avec un mouvement très fort de privatisations (encouragé en particulier par la plupart des grandes institutions économiques, comme le FMI, la Banque mondiale ou les diverses Banques régionales). Les entreprises chargées de services publics ont même été souvent au terme des privatisations, intégrées aux marchés financiers, avec des taux de profits qui ont notamment fait scandale en grande Bretagne, au prix d’un sous-investissement notoire (dans le secteur ferroviaire, notamment, mais les taux de profit des sociétés autoroutières françaises est instructif, lui aussi).

En outre, dans la période récente, on a obligé les services publics à mener leur mission tout en s’ouvrant à la concurrence : ainsi, dans le cadre de la Communauté européenne, des règles strictes de financement des « charges de service public » ont ainsi été établies, pour éviter toute « distorsion de concurrence » potentielle. Troisième forme de désengagement, plus discrète mais tout aussi profonde, on n’a pas créé ou développé certains services s nouveaux sous la forme de services publics.

Mais les limites du choix d’une régulation fondée sur les marchés sont aujourd’hui nombreuses : n’ont que très insuffisamment été prises en compte les inégalités territoriales (le report vers le numérique, déjà obligatoire pour bon nombre de démarches, s’est fait dans la précipitation et sans précaution pour les usagers) ; de même pour les inégalités croissantes devant le service public, notamment avec l’abandon fréquent ou la réduction des tarifications sociales.

2. UNE INFLEXION ACCENTUEE . . . PAR LA CRISE DE LA COVID-19

Dès avant la crise sanitaire, ce modèle du « moins d’État » ou du « moins de services publics » marquait le pas. La croissance mondiale ralentissait. Les échanges commerciaux n’augmentaient plus aussi vite que par le passé. Des tensions internationales, sur fond de rivalités commerciales, émergeaient. Par ailleurs, les opinions publiques, notamment dans les pays occidentaux, remettaient en cause ce modèle économique trop peu respectueux de l’environnement, fauteur de tensions sociales et créant des situations de vulnérabilité et de dépendance. D’ailleurs, un repli sur soi populiste, suffisamment puissant par endroits pour détenir le pouvoir politique, est le reflet de cette remise en cause.

Aujourd’hui donc, après un cycle d’une quarantaine d’années, des changements significatifs se profilent. Ils s’inscrivent dans un climat international tendu, dans une situation économique délicate et plus généralement dans un ensemble de contraintes pesantes. Dans ces conditions, l’intervention de la puissance publique, désormais réhabilitée dans la sphère des idées par de récentes recherches, semble souhaitée. Seule, la puissance publique paraît capable de fédérer les énergies dans le temps long, en mesure de mobiliser comme de garantir les capitaux nécessaires à la conduite de ces changements, d’assurer la sécurité militaire, la sûreté intérieure, la protection économique et sociale, d’incarner l’espoir et de disposer de la légitimité, nécessaires à la conduite de ces changements.

Dès lors, c’est bien dans ce cadre - la reconstruction de la puissance publique -qu’il convient de poser la question du sens à donner à la notion de service public aujourd’hui.
Quel sens précis leur conférer dans la cohésion sociale ?
Quel degré de contrainte, du point de vue des règles de la concurrence, leur imposer, s’agissant de services marchands ?

3. SUR QUELS PRINCIPES FAIRE EVOLUER A L’AVENIR LES SERVICES PUBLICS ?

Il n’est pas inutile de revenir aux deux éléments fondamentaux, que sont l’intérêt général, d’une part, et la prise en charge du service par une personne publique ou contrôlée par la puissance publique.
Le service public apparaît d’abord donc comme l’un des moyens dont dispose la puissance publique, dont le rôle n’est plus banni de la vie politique, pour servir l’intérêt général. C’est le premier sens de la notion de service public : donner corps aux orientations de la puissance publique, forcément évolutives en fonction des besoins et des circonstances. Un des fondements des services publics est donc la reconnaissance d’un « intérêt général », qui peut être interprété de manière variable, selon les lieux et les moments.

Cette expression est suffisamment large pour englober des activités extrêmement diverses. Selon une classification assez largement répandue, ces activités couvrent les fonctions régaliennes (la justice, la défense nationale, la diplomatie, etc., des services assurés essentiellement dans un contexte non marchand (l’éducation nationale, la santé, l’environnement, etc.) et les services assurés dans un contexte plus ou moins marchand (les transports, l’audiovisuel, etc.). Elle est suffisamment souple aussi pour que le périmètre de ces activités varie au fil du temps ; cette formulation prend bien en compte le caractère fondamentalement évolutif des services publics. Ce qui est service public un jour ne l’est pas nécessairement toujours. L’autorité politique doit prendre en compte l’évolution des besoins des citoyens, et, plus largement, celles de la société et des technologies. Pour servir au mieux l’intérêt général, la puissance publique est donc amenée à faire des choix : abandonner certaines missions qui ne correspondent plus aux besoins et en développer de nouvelles pour satisfaire à de nouveaux besoins. Le contour du service public est donc sujet à variations ; c’est une décision politique de déterminer qu’une activité relève ou non du service public, avec les conséquences en termes de gestion des ressources allouées et de responsabilité devant les représentants de citoyens que cela implique. Ainsi, depuis quelques années ont émergé de nouvelles missions de service public, par exemple les organes de médiation et de règlement de litiges individuels de consommateurs, des dispositifs d’accès et d’orientation à des services bancaires universels.

Le deuxième élément d’identité porte sur la « personne publique » ou de puissance publique.
Dans la définition du site « la vie publique » : la personne publique qui gère ou contrôle une activité de service publique est l’État, une collectivité territoriale ou des établissements publics. Ce peut être aussi l’Union Européenne [1]. Cette précision montre que les services dépassent les frontières nationales.

Selon les contextes et/ou l’histoire, en France comme dans les pays voisins, le service public dispose de nombreuses modalités de mise en œuvre : administration directe par la puissance publique, mandat donné à une entreprise publique ou un établissement public (EPIC « établissement public à caractère industriel et commercial » ; …), délégation à une entreprise privée ou à une association, prise en charge par un officier ministériel ou autre. La gestion peut être centralisée ou très décentralisée. Quelle qu’en soit la forme, le service public est toujours caractérisé par la continuité de l’activité et l’égalité des citoyens à son accès.

Il faut être cohérent : si on plaide pour une forte intervention de la puissance publique dans l’économie, il est logique de chercher à la fonder sur deux piliers : une régulation plus forte des activités privées, mais aussi en contrepoint une capacité accrue à déployer des moyens en direct, grâce à des services publics aux frontières assez larges. Il est donc souhaitable que cette stratégie de « ré-intervention » s’accompagne d’une revalorisation du « Service Public » considéré comme la colonne vertébrale de l’action publique.

Mais il faut veiller aussi à équilibrer les pouvoirs et les contre-pouvoirs démocratiques : face à la force de l’État et à la capacité d’influence des services publics, il convient de mettre en place des observatoires dotés de moyens, qui permettent de répondre aux exigences d’une plus grande démocratie et donc d’une participation plus effective des citoyens et de leurs représentants au contrôle et à l’évaluation des actions conduites.

[1Au-delà des programmes (Erasmus, Galiléo par exemple) qu’elle pilote et des politiques (politique agricole, affaires maritimes et pêche) qu’elle déploie, elle est directement partie prenante dans des services publics : l’aéronautique ou la police des frontières, par exemple. Ensuite, elle dispose d’organismes qui assurent des missions de services publics. La BCE, outre le pilotage du contrôle bancaire, définit la politique monétaire. Basée à Luxembourg, la Banque Européenne d’Investissement (BEI)

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