Introduction

La devise républicaine en forme de triptyque peut se décliner dans les différents registres de la vie commune et fournit à la laïcité sa boussole. Victor Hugo en commentait ainsi le sens en 1875, dans Le Droit et la Loi : « La formule républicaine a su admirablement ce qu’elle disait et ce qu’elle faisait : la gradation de l’axiome social est irréprochable. Liberté, Égalité, Fraternité. Rien à ajouter, rien à retrancher. Ce sont les trois marches du perron suprême. La liberté, c’est le droit, l’égalité, c’est le fait, la fraternité, c’est le devoir. Tout l’homme est là ».

La République et la citoyenneté sont des références essentielles pour la maçonnerie adogmatique. L’article premier de la Constitution de l’Obédience fixe ainsi l’objet de cette « institution essentiellement philanthropique, philosophique et progressive » : « amélioration matérielle et morale », « perfectionnement intellectuel et social de l’Humanité ». Au fil de l’histoire, la République s’est affirmée en effet comme la forme de Gouvernement qui pouvait apporter ce progrès spirituel et matériel, dans un cadre de démocratie et de souveraineté partagée. D’ailleurs, au fil de leur progression initiatique, les maçons se réfèrent à l’idée d’une République universelle : celle à laquelle le chevalier de Ramsay [1]dans son célèbre Discours nous exhortait, celle qui habitait Victor Hugo [2], la même que les déclarations des droits de l’homme et du citoyen, en France d’abord, puis universelle en 1948, érigèrent comme un phare devant guider tous les humanistes.

Cette idée est pourtant à nouveau contestée et attaquée. Dans ce contexte, il faut réactualiser notre vision de la République et réaffirmer des principes (1), mais aussi avoir l’audace de promouvoir de nouvelles modalités (2) et ne pas hésiter à défendre ces acquis contre des dérives avérées (3).

I. REAFFIRMER DES PRINCIPES

La République, c’est notre ambition, notre idéal, notre bien commun. En ce sens, la République française affirme être « indivisible, laïque, démocratique et sociale ». Et pourtant, la récente crise sanitaire a pu ébranler la confiance dans l’exercice du pouvoir politique, voire faire apparaître les limites de la nature du pouvoir (politique, scientifique, technocratique...), pire conforté l’impossibilité supposée de la combinaison entre les identités personnelles et l’identité collective. L’affirmation des principes de liberté, d’égalité et de fraternité est au cœur du pacte républicain, mais des nuances, des divergences apparaissent vite quant à leur contenu, notamment dans ces moments de crise inédite que nos sociétés ont pu connaître avec les menaces terroristes et leur lot d’attentats meurtriers, et récemment avec la crise sanitaire et son cortège de décès.

1. ON NE NAIT PAS CITOYEN, ON LE DEVIENT

Dans un État de droit, la citoyenneté se définit par des critères juridiques. Cependant, être citoyen français, n’est-ce pas aussi partager ce qu’Ernest Renan appelle « un rêve d’avenir », une volonté de vivre ensemble, une espérance commune, dont l’exigence de liberté fait intégralement partie ? Ainsi « on ne naît pas citoyen, on le devient ». Plus généralement, la citoyenneté ne se décrète pas, elle s’apprend. Mais comment et où devrait s’effectuer cet apprentissage ? Quelles pourraient en être les modalités et les acteurs ? Un rappel, actualisé, des droits et devoirs citoyens n’est-il pas nécessaire ? La citoyenneté est le rempart de l’humanité contre les individualismes destructeurs et le séparatisme qui guette certains territoires du sol national. Or, il n’est pas de République sans citoyens.

2. L’HERITAGE DES LUMIERES A REACTUALISER

En France, plus personne, aujourd’hui, ne conteste vraiment la République comme devant être le régime politique. Mais la République peut revêtir des tuniques différentes. Alors comment définir la République ? La réponse pour beaucoup d’entre nous est simple : c’est la liberté, l’égalité, la fraternité, notre devise nationale. Pour d’autres, selon la définition d’Abraham Lincoln, c’est « le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple ». Jean-Jacques Rousseau, dans Du contrat social, la définit comme « tout État régi par des lois, sous quelque forme d’administration que ce puisse être ; car alors seulement l’intérêt public gouverne et la chose publique est quelque chose. Tout gouvernement légitime est républicain ». La république est un héritage des Lumières fondé sur l’humanisme et l’universalisme ; mais l’idée républicaine a vu son contenu se modifier au fil des générations. Il est peut-être temps de réactualiser notre « référentiel » républicain dans un « espace-temps » renouvelé, interrogeant le sanitaire, l’économique, le politique, l’anthropologique. L’occasion nous est donnée de rendre plus lisible ce qui relève de la solidarité nationale, donc de la République, de ce qui relève en complément d’une solidarité, également obligatoire, mais avec un fondement un peu différent, entre les âges et les professions ?

3. MIEUX FAIRE RESPECTER LE PRINCIPE DE LAÏCITE

La crise de la Covid-19 et la gestion de crise associée ont mis en évidence les risques liés aux rassemblements religieux, mais aussi et surtout la nécessité d’une approche neutre des cultes, qui ne puisse pas s’interpréter comme la reconnaissance d’un intérêt supérieur à celui de la santé publique ou de la liberté de conscience, dont la liberté religieuse n’est qu’un élément.

Or des réunions régulières avec les représentants des cultes, associant habilement les principales obédiences maçonniques et des associations laïques, ont amené à se poser des questions : la prise en charge d’un « soin pastoral » n’est-elle pas contraire à la loi de 1905, de même que le déconfinement plus rapide autorisé à l’Église catholique pour ses fêtes liturgiques ? L’équilibre entre les intérêts spirituels et les autres intérêts de la vie économique et sociale a-t-il vraiment été respecté ?

Un maçon du GODF ne peut qu’aimer le mot « république » car il dit avec simplicité l’essentiel de ce qu’apporte la refondation laïque de l’État, telle que l’a permise en France la loi de séparation des Églises et de l’État du 9 décembre 1905. Le mot lui-même, presque identique au latin res publica, « chose publique », correspond à une sorte d’évidence : dans cet ensemble tourné vers le bien commun à tous, il a des croyants divers, des athées et des agnostiques, que les droits de l’homme invitent à traiter de façon égale dès lors qu’ils excluent toute discrimination liée à la conviction personnelle. Même en temps de crise, toute décision et toute politique publique, notamment dans le domaine de la santé publique et de l’enseignement scientifique, doivent donc s’interdire tout ce qui pourrait s’interpréter comme la reconnaissance d’un intérêt supérieur à celui du domaine scientifique. Comment mieux faire respecter les principes de laïcité, même à l’occasion de périodes exceptionnelles ?

II. DES LEVIERS DE COHESION ACTUALISES

Les critiques récurrentes d’une république abstraite, voire bourgeoise, qui viderait de toute réalité effective un monde social déchiré, inégalitaire, sont contestables, même si elles relèvent d’un souci légitime de démystification. En ce sens, Jaurès ne considérait pas l’idéal républicain comme responsable des inégalités sociales, mais bien plutôt ces dernières comme une entorse à un tel idéal. Comme l’a vu aussi Karl Marx, cela veut dire qu’une émancipation politique et juridique, notamment à l’égard de tout cléricalisme religieux, ne suffit pas, tant qu’une émancipation économique et sociale ne vient pas l’étayer. Le concept de république sociale se comprend dès lors qu’il s’agit de souligner l’importance des droits sociaux pour donner chair et vie aux droits politiques.

Le souci d’égalité, la recherche de la fraternité ne posent pas de problème sur leurs principes, mais l’histoire témoigne qu’ils opposèrent régulièrement les républicains libéraux, radicaux, ou socialistes. La République, pour certains, encore aujourd’hui, ce sont des institutions, un régime politique où l’État se doit d’intervenir le moins possible dans le fonctionnement de l’économie, de se borner à corriger les injustices sociales, de garantir la liberté et la paix publique. Avec de nombreuses variantes, pour d’autres au contraire, l’État républicain se doit d’être surtout le promoteur, le garant des libertés individuelles et collectives, de l’égalité sociale. Il lui revient la mission d’affirmer de nouveaux droits (avec les droits des minorités, le droit de mourir dans la dignité, les lois bioéthique... , c’est aussi le débat sur le revenu minimum d’existence), de corriger les inégalités et de les prévenir (dans une réforme fiscale souvent annoncée et toujours repoussée) ou de rappeler certains devoirs en imposant un certain délai de service civique à certaines classes d’âge pour leur faire découvrir tous leurs droits mais aussi l’intégralité de leurs devoirs citoyens.

1. UN SERVICE CIVIQUE

Le déclin relatif de « l’emprise » sociale des fonctions régaliennes qu’a traduit la fin du service national obligatoire (impôt sur le sang devenu impôt sur le temps) correspond à la montée en charge, en termes de poids financier et d’importance dans la cohésion sociale, des prestations sociales, dont le financement n’est pas clair pour nos concitoyens. En conséquence, le sens d’une dette envers la société, qui ne serait pas que financière, s’est estompé au fil du temps. Comment restaurer le sens d’une communauté solidaire, à quelles échelles et par quels outils ?

Dans cet esprit, une mesure concrète pourrait être l’instauration d’un service civique, facultatif ou obligatoire, complémentaire ou non d’un service national universel. Cette proposition offrirait une expérience civique et humaine et irait dans le sens d’une cohésion renforcée. Cet « après » dont on parle souvent avec emphase pourrait y trouver un premier débouché concret en profitant, avant qu’elle ne retombe, de la mobilisation citoyenne exceptionnelle et de l’engagement de jeunes dans des participations bénévoles au service de leurs concitoyens. Ne serait-ce pas donner raison, quelques siècles plus tard, à Thucydide, qui écrivait dans La Guerre du Péloponnèse : « La force de la cité ne réside ni dans ses remparts, ni dans ses vaisseaux, mais dans le caractère de ses citoyens ».

2. UNE FISCALITE ASSUMEE DANS SON PRINCIPE DE SOLIDARITE REPUBLICAINE

Le pacte républicain se traduit par des efforts ressentis et consentis, qui doivent s’inscrire dans le cadre d’une solidarité expliquée et justifiée. La déclaration des droits de l’homme et du citoyen comporte deux articles moins connus que l’égalité des droits. L’article 14 fonde la légalité fiscale, les citoyens ayant le droit de « constater … la nécessité de la contribution publique » ; l’article 13 établit le consentement à l’impôt, en rappelant que cette contribution « doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés ». Alors que les contestations de l’impôt n’ont pas cessé avec le débat sur le niveau des prélèvements obligatoires en France et désormais l’augmentation abyssale de la dette publique « quoi qu’il en coûte », il est important de s’interroger sur les moyens de renforcer l’adhésion aux contributions équitables de chacun, en remontant aux fondements juridiques et philosophiques du vote de l’impôt, source du parlementarisme.

Une solidarité de niveau renforcé implique un niveau de contribution fiscale renforcé également, dans le niveau éventuellement le nombre des impositions demandées. Certes, il peut paraître paradoxal de souhaiter étendre la part des personnes qui paient une imposition directe, alors que les évolutions continues depuis des années ont au contraire consisté à rendre moins visibles les prélèvements (avec récemment la retenue à la source), à réduire la part des ménages imposables et dans le même temps à augmenter les impositions sur l’essence et la TVA, dont on sait qu’elles ont un effet anti-redistributif. Sans compter le jeu de bonneteau entre l’État et les collectivités, quand l’État diminue les impôts nationaux en faisant financer les transferts de compétences aux collectivités non intégralement compensées par lui par les contribuables locaux.

Des premières pistes de réponse paraissent envisageables : le pacte républicain se traduit par des efforts ressentis et consentis qui doivent s’inscrire dans le cadre d’une solidarité expliquée et justifiée. Cela passe par une campagne d’explication sur la légitimité et la nécessité de l’impôt visible, de préférence aux impôts invisibles plus injustes, à l’origine de toutes les jacqueries anciennes et contemporaines dont les gilets jaunes furent à l’origine le dernier avatar.

3. LE REVENU MINIMUM

La crise a accéléré la prise de conscience des insuffisances de notre système français de protection sociale, complexe et souvent d’autant plus injuste que les bénéficiaires assez souvent n’ont pas recours aux aides. Certains membres du GODF ont il y a près de 20 ans lancé les premiers cette idée d’un revenu minimum d’existence, bien avant que les parlementaires, puis les protagonistes de la dernière campagne présidentielle ne s’en emparent. Comment mettre en place un tel revenu minimum ? Dans les pays voisins, notamment en Espagne, ces manques dans la protection ont conduit à engager des programmes de « revenus minima d’existence », qui traduisent la « créance » que tout citoyen (ou tout résident, mais avec des niveaux différents) détient sur la collectivité.

Héritiers de la tradition solidariste tracée notamment par Léon Bourgeois, pouvons-nous déjà définir les mécanismes essentiels que nous considérons comme indispensables pour la réussite et le plein effet de ce dispositif ? Souhaitons-nous des contreparties (ou y voyons-nous le motif d’une différenciation du niveau d’aide ?) ? Quel socle (socle et/ou avec des compléments) considérons-nous comme à la fois indispensable et réaliste ? Avons-nous des recommandations de méthode ?

Des premières pistes de réponses sont envisageables : l’idée d’un nouvel équilibre entre droits et obligations, aides inconditionnelles pour une part, contributions fiscales élargies et re-légitimées de l’autre, paraît fondamentale pour la refondation de notre pacte républicain. Une fois ce principe posé, les modalités précises devraient distinguer une cible à moyen terme, et des marches à gravir, liées notamment aux mesures d’accompagnement indispensables au préalable ou en parallèle (formations, investissements solidaires effectifs et utiles...).

III. DEFENDRE L’IDEE REPUBLICAINE CONTRE DES DERIVES

Nul ne contestera qu’il y a parfois loin entre l’idéal et la réalité. La conquête des mêmes droits peut s’assortir du maintien de profondes inégalités de conditions, notamment sur le plan économique et social, avec ses conséquences culturelles. Mais faut-il s’en prendre à la république comme telle, ou chercher ce qui entrave la mise en œuvre de ses idéaux ? Une erreur de diagnostic serait grave.

1. CONTRE LES ATTEINTES AUX LIBERTES DU FAIT DES RISQUES PANDEMIQUES

La liberté, certes, mais d’abord l’ordre public, mais d’abord la sécurité sanitaire, affirment certains. Comment garantir à chacun sa liberté, si la paix et la sécurité ne sont pas des réalités ? Mais est-il concevable de porter atteinte à ces libertés individuelles, si chèrement acquises au fil des siècles, au nom de l’intérêt général ? L’État devient-il une menace pour les libertés ?

Fort de ces constats, ne faut-il pas envisager la rédaction d’un « nouveau contrat social » incluant la protection des libertés individuelles essentielles ainsi qu’un « pacte du service public », bâti sur un socle minimal d’accès aux services publics et à des biens communs pour tous ?

2. CONTRE LES RISQUES DE GLISSEMENT VERS UNE « DEMOCRATURE »

Notre pays a connu un grand débat public avec la transposition dans le droit commun de certaines mesures de l’état d’exception contre le terrorisme. Il en retrouve aujourd’hui certains aspects, avec le maintien de certaines restrictions aux libertés ou dérogations au droit commun du fait des risques sanitaires, malgré les recours judiciaires souvent gagnés devant le Conseil d’État ou le Conseil constitutionnel. Les menaces sur les libertés sont frontales, quand il s’agit de la liberté de réunion ou d’aller et de venir, totalement réduites par le confinement intégral de la population pendant de longues semaines, ou plus insidieuses avec les dérives sensibles vers une société de surveillance, permise par les nouvelles technologies.

Les évolutions que connaissent des pays toujours plus nombreux, Pologne, Hongrie, États-Unis, sont-elles reproductibles pour toutes les situations de crise à venir, par définition imprévisibles ? Cela montre que le modèle de nos démocraties est plus fragile que l’on pouvait croire et que reste possible un glissement vers une « démocrature », démocratie autoritaire où la liberté est comptée et qui n’a de démocratie que son processus électoral. La menace existe aussi très fortement en France, la détresse issue de la crise sociale et économique pourrait nous le rappeler bientôt.

La légitimité à gouverner vient du peuple, c’est lui qui confère ou délègue ce droit à ses représentants pour un temps déterminé. Malgré la définition d’un statut, la lutte contre la corruption et l’exigence de transparence sur les patrimoines des élus, une méfiance s’installe sur leur capacité à représenter les intérêts du peuple, d’où l’abstention grandissante dans les scrutins, le « dégagisme » contre les élus constaté depuis plusieurs années et l’émergence de modalités nouvelles de consultation/concertation, avec par exemple un grand débat suite au mouvement des gilets jaunes ou la récente convention citoyenne sur le climat composée de citoyens tirés au sort.

3. LUTTER CONTRE LA FRACTURE NUMERIQUE

La crise sanitaire liée à la Covid-19 a révélé des fractures autant qu’elle contribue à les accentuer, avec l’inégalité dans l’usage du numérique comme dans l’usage du logement en télétravail pendant le confinement, dont rend compte l’expression « d’illectronisme ». Dès la formation initiale, le « savoir, lire, écrire, compter », support des apprentissages du « socle », doit s’élargir aux savoirs numériques, essentiels pour « charpenter » nos concitoyens et les préparer à la société numérique, désormais entrée dans les faits dans tous les aspects de la vie quotidienne et administrative. Laisser cette question à la seule initiative individuelle ou à celle du marché, c’est entériner la scission entre « cols blancs et cols bleus », les premiers ayant les bagages académiques, le cadre de vie et les moyens financiers pour pouvoir se mettre à niveau. Ce constat, désormais largement partagé, parce qu’éprouvé pendant le confinement de près de deux mois de millions de français, devrait amener les pouvoirs publics à faire de la lutte contre la fracture numérique une grande cause nationale, en ne se contentant pas de l’achat de matériel, mais aussi en aidant à l’abonnement aux fournisseurs de données et en utilisant la solidarité des « communs » qui s’est mise en œuvre naturellement devant la lenteur des opérateurs publics et privés.

[1Chevalier de Ramsay : « Le monde entier n’est qu’une grande république, dont chaque nation est une famille, et chaque particulier un enfant. » (Discours)

[2Victor Hugo : « Au fond des cieux, un point scintille. Regardez, il grandit, il brille, il approche, énorme et vermeil. Ô République universelle, Tu n’es encor que l’étincelle, Demain tu seras le soleil !... »

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