3. Les mutations en cours, des défis complexes 

La fin du mutilatéralisme dans les relations économiques internationales

Toutes les grandes guerres ont engendré un nouvel équilibre dans le partage des puissances. Après chaque guerre, l’ordre mondial se forme sur un nouveau paradigme. Le système économique, en particulier, se reconfigure et des normes renouvelées déterminent à l’échelle mondiale la position, le rôle et les comportements des autres acteurs dans le système. Soit les États s’adaptent au système, soit ils s’y opposent, soit ils déploient des efforts pour l’intégrer. Il en sera ainsi sans doute après la crise sanitaire due à la Covid-19, que l’on peut en ce sens assimiler à un conflit d’un genre nouveau.

Un nouvel ordre mondial semble s’esquisser, la pandémie engendrant un changement dans l’équilibre actuelle des puissances. En parallèle, la structure économique, ainsi que le ou les acteurs qui contrôlent cette structure ont engagé des aménagements structurels qui devraient progressivement apporter un changement profond dans les mécanismes de fonctionnement du système et forment de nouveaux régimes mondiaux sur l’axe de nouvelles normes.

1. UNE RECONFIGURATION DES RELATIONS ECONOMIQUES INTERNATIONALES

Les relations économiques internationales ont été marquées par des mutations importantes au cours des dernières décennies, qu’il serait trop long de décrire. La place centrale conquise par la Chine dans la richesse mondiale et dans les flux de marchandises est sans doute le fait majeur, mais il est loin de résumer l’ampleur et la diversité des mutations intervenues, qui peuvent paraître invisibles au fil des années, mais prennent une signification impressionnante, si on compare de manière systématique deux périodes suffisamment éloignées.

Les « règles du jeu », qui résultent d’accords explicites mais aussi d’usages le plus souvent implicites, ont changé elles aussi. On le voit par contraste : lorsque l’Europe décide d’ouvrir son marché, on constate que d’autres régions de la planète ne sont pas soumises aux mêmes contraintes et disposent souvent de marges de manœuvre plus importantes pour soutenir la mise en œuvre de projets économiques volontaristes. L’idée que l’entrée de la Chine dans l’OMC, par exemple, finirait par produire un alignement de ses pratiques sur celles des économies libérales, par exemple, s’est révélée fausse. C’est le contraire qui semble se passer, les États Unis s’écartant de plus en plus d’une vision multilatéraliste, régulée par des règles internationales. Dans ce contexte, la récente décision dans le dossier Alstom-Siemens est apparue pour certains comme le signe d’un monde européen qui ignore que, sur des marchés globalisés, tout le monde ne joue pas avec les mêmes règles du jeu, les mêmes intérêts, la même fiscalité...

Il est devenu très improbable de parier que l’OMC pourrait être le lieu où la Chine, les États-Unis, le Japon ou bien la Corée se soumettront aux règles des Européens (ces règles leur ont convenu tout particulièrement, elles leur ont profité, elles leur ont permis notamment d’intégrer leurs économies sans avoir à se poser en préalable de question de souveraineté ou d’architecture politique). L’évidence est inverse : l’OMC n’est plus en mesure de remplir son rôle, et pour longtemps (les experts qui ont pour mission d’arbitrer les conflits ne sont plus désignés depuis des années par les États-Unis, entre autres causes). Dès lors, certaines propositions tendant à ce que l’OMC sanctionne le dumping réglementaire de certains États ne sont tout simplement pas réalistes.

Ainsi, le multilatéralisme cède le pas face à la politique commerciale américaine ou aux « Routes de la soie » chinoises. Il convient ainsi pour nous de partir du constat réaliste, partagé par de nombreux acteurs : dans ces conditions, on bascule dans un monde de rapports de force et d’équilibre fragiles entre les grands blocs « économiques » où le bilatéralisme reprend le dessus. D’ailleurs, la mise en place d’un ordre économique mondial a toujours été le résultat de la volonté des États les plus puissants. Notre ordre économique mondial actuel avait été façonné par une partie des vainqueurs de la dernière guerre mondiale et ajusté après la chute de l’empire Soviétique. Cet ordre qui se caractérise par le libre-échange et le libéralisme avait donc été établi par les États-Unis après la Deuxième Guerre mondiale.

Nous sommes en train de changer d’ère, le conflit structurant oppose désormais les Ets-Unis et la Chine, sans doute pour de longues années. Quelle peut être la place de l’Europe, dans ce contexte ? Est-il encore possible de redonner du sens au multilatéralisme et du pouvoir aux organisations internationales, dans le domaine économique ?

Il serait d’ailleurs exagéré d’idéaliser cet « ordre », qui s’estompe. Selon le rapport 2020 de l’ONG OXFAM sur les inégalités dans le monde, 1% de de la population de la planète est deux fois plus richesse que 90 % de la population mondiale, soit 6,9 milliards de personnes. Une très grande partie de ces 1% est situé en Occident ; 2 153 des milliardaires du monde possèdent plus de richesses que 4,6 milliards de personnes, soit 60% de la population mondiale ; les deux tiers des milliardaires tirent leur richesse d’un héritage, d’une situation de monopole ou de népotisme. Enfin, près de la moitié de la population mondiale, soit près de 3,8 milliards de personnes, vit toujours avec moins de 5 dollars par jour. Ce rapport présente ainsi une situation catastrophique dans le partage de la richesse et la paupérisation de la population mondiale, dont une très grande partie vit dans les pays du Sud. Cette situation, que la crise de la Covid-19 aggrave, constitue ainsi une « bombe » à retardement.

En 1960 [1], les pays « non alignés » avaient lancé l’idée d’un nouvel ordre économique mondiale. Ils ont reçu, en réalité, une fin de non-recevoir de la part des pays du Nord. Ce refus laisse entendre que la règle pour le changement de l’ordre économique mondial demeure « la raison du plus fort ». Autrement dit, il faut gagner une guerre pour changer. Les guerres récentes d’Irak, de la Lybie et de la Syrie et autres, ont eu pour motif non avoué, la perpétuation de la domination économique et politique des pays du Nord sur ceux du Sud. Malgré ces faits, le dialogue n’est pas totalement rompu entre les pays du Nord et du Sud. Ainsi, en 2012, l’idée d’un nouvel ordre économique mondial est revenue au niveau des Nations-Unies. Peut-on espérer que l’arrivée de la Chine, de l’Inde et d’autres pays dits « émergents » dans le concert des grandes puissances économiques mondiales peut pousser les pays du Nord à « revoir leurs copies » ?

Aucun projet alternatif de développement ne se profile cependant. La Chine est un prêteur actif, au plan international, réputé pour ne pas poser même de manière apparente) de condition politique. Peut-on pour autant inférer que ses prêts auraient permis une dynamique de développement endogène, rompant avec le « mal-développement » précédent ? Même « tempéré » par des rapports de puissance, le libéralisme demeure le référentiel essentiel. Or, il creuse les inégalités à l’intérieur des pays et surtout entre les pays du Nord et du Sud. Au niveau des États, le libre-échange et le système de la concurrence qui caractérisent le système libéral ne prennent pas assez en compte la notion d’équité car, tous les pays du monde ne sont pas logés dans la même enseigne.

L’avenir qui se profile ainsi ne paraît pas porteur de promesses pour l’avenir économique et social de l’humanité. Et on voit mal en quoi la crise de la Covid-19 pourrait susciter un sursaut. Elle semble surtout accentuer la paupérisation de la population mondiale et le déclin de la classe moyenne, notamment dans les pays comme l’Inde ou le Chili et l’Argentine, pour ne donner que ces exemples. Si le pire scénario se réalise, les dommages dans l’économie mondiale post-coronavirus représenteraient une baisse à hauteur de 5% de l’économie mondiale.

2. FAIRE FACE AUX NOUVEAUX DEFIS

Ces constats désenchantés ne doivent pas décourager, cependant. La crise sanitaire a démontré que la mondialisation née du système actuel a fait du monde un « village planétaire ». Des zones importantes d’accord potentiel existent. Il est donc urgent que les pays du Nord et ceux du Sud aient une lecture commune de cette nouvelle donne. Le dialogue reste le moyen pour construire un objectif partagé, « que personne ne reste au bord de la route ».

Le dialogue pourrait commencer par la prise en compte de revendications présentées dans les années 60 par les « pays non alignés », en y ajoutant autant que possible les points sur le respect des droits de l’Homme (tels que communément définis), la préservation de la nature et la promotion de la bonne gouvernance dans les pays du Sud.

Il convient aussi de ne pas trop attendre des autres : l’Europe est un marché assez largement ouvert, ce qui peut induire des asymétries. La polémique récente concernant la livraison des masques chirurgicaux en est le parfait exemple. La Chine a traité directement avec les grandes enseignes, qui ont reçu ces fameux masques en temps utile, contrairement au gouvernement français. Une leçon peut en être tirée : l’Europe doit devenir une entité crédible si elle veut prétendre à un partenariat actif dans le commerce mondial.

De ce point de vue il est essentiel de rééquilibrer la construction européenne. Car, aujourd’hui, en Europe, le droit de la concurrence prévaut sur toutes autres approches nationales ou communautaires de politique industrielle. C’est un héritage historique, dû à la structure des textes européens, dans la mesure où les dispositions du Traité sur la concurrence ont quasiment un « rang constitutionnel ». Mais c’est aussi la « marque » d’une faiblesse politique persistante. Dans un monde qui de plus en plus sera régi par des rapports de forces entre « pays continents », la seule issue est de suivre une stratégie double : continuer à plaider pour une coopération multilatérale, certes, mais aussi se mettre en capacité de construire une « Europe puissance ».

Avec cette vision, un peu désenchantée, est-il possible qu’un nouvel ordre mondial apparaisse ? En réalité, celui-ci continuera à évoluer, à vitesse rapide, à la mesure des bouleversements de la vie quotidienne qu’apportent et que continueront à apporter les mutations des techniques dans la vie quotidienne et dans les processus de socialisation.

« Ce sont les idées qui gouvernent le monde », aurait dit Keynes. Ce sont en tout cas, en grande part, les « modèles » sociaux, l’attractivité que donne une forme d’exemplarité dans la conduite des changements et la capacité à construire une société harmonieuse. Plus qu’un marché, autant qu’une puissance, l’Europe doit continuer à apparaître comme un modèle de recherche d’harmonie, entre l’efficacité, mais aussi des valeurs comme la liberté et la démocratie. Les services publics, la protection sociale, qui constituent aujourd’hui (malgré les différences fortes d’un pays à l’autre) des traits d’unité frappants quand on les regarde de l’extérieur, doivent ainsi servir d’outil économique, mais aussi de repère identitaire collectif.

[1Plus précisément en 1956. C’est à cette date que les pays dits « en voie de développement » ou du « Tiers monde », nés pour la plupart pendant la guerre froide, avaient fondés le mouvement des « non alignés ». Il est vrai que ce mouvement était avant tout « politique », mais c’était la seule organisation qui pouvait, en pleine guerre froide, présenter aux Nations-Unies les véritables problèmes des pays du Sud. Leurs revendications économiques étaient essentiellement centrées sur la prise en compte de l’équité dans les relations commerciales internationales.

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