3. Les mutations en cours, des défis complexes
La formation et le marché du travail
Les conditions de travail ont changé de manière profonde, dans les cinquante dernières années. Alors qu’en 1968, un salarié travaillait en moyenne 1.849 heures en un an, un demi-siècle plus tard, la durée annuelle moyenne de travail des salariés est de 1.389 heures. La logique de la division stricte du travail dans les ateliers a été remise en cause, le statut de cadre s’est étendu, voire banalisé, à mesure que la direction passait d’une hiérarchie très verticale à une organisation plus horizontale. Le travail a changé également avec le choix d’une production à flux tendus, qui vie à réduire les stocks mais aussi à de mettre à l’écoute des demandes changeantes des consommateurs. Et la désindustrialisation est désormais durablement installée.
Toutes les entreprises n’ont pas changé aussi vite, et aussi profondément, certes. Dans les années 1990 avaient émergé des "entreprises libérées", dans lesquelles les salariés étaient invités à prendre des décisions librement et à récupérer le lead tour à tour. D’autres sont restées, notamment dans les PMI, dans une organisation beaucoup plus traditionnelle et immobile. En revanche, un facteur commun à toutes les entreprises est la prise de conscience de la transformation des modes de production, avec la digitalisation et l’apparition de nouveaux matériaux et de nouveaux procédés. L’accélération des progrès dans les techniques est telle qu’on estime aujourd’hui que les compétences techniques des employés seront devenues obsolètes au bout de cinq années seulement.
Tous les secteurs sont désormais concernés, pas seulement les secteurs de pointe exposés aux mutations technologiques. Mais le paradoxe de ces mutations du marché du travail est qu’elles induisent aujourd’hui du chômage dans beaucoup de territoires et de secteurs, avec des postes non pourvus dans d’autres territoires et d’autres secteurs. La crise économique provoquée par la sortie de la crise sanitaire creuse un peu plus ce paradoxe.
Comment dès lors la mutation du marché du travail peut-elle être accompagnée par la formation continue des travailleurs ?
Les enjeux sont très importants (1) ; un nouveau modèle doit être recherché, qui donne une place accrue à la formation, au sein de l’entreprise (2)
1. LES ENJEUX DE LA FORMATION CONTINUE
Outre la Formation initiale qui est et sera un élément déterminant dans la réussite économique, la formation continue, tout au long de la vie professionnelle, est seule en mesure d’apporter les compétences adaptées aux nouvelles exigences technologiques, pour accéder à l’emploi, se maintenir dans l’emploi, ou encore changer d’emploi. Cette formation professionnelle constitue un outil majeur à la disposition de tous les actifs : salariés, indépendants, chefs d’entreprise ou demandeurs d’emploi. Le cadre général en a d’ailleurs été à nouveau modifié par la loi du 5 septembre 2018, qui a pour objectifs généraux d’affirmer la liberté des salariés de choisir leur avenir professionnel, grâce notamment à la formation continue.
Le cadre formel de la formation continue change en effet tous les 3 à 5 ans. Cette instabilité légale s’explique pour plusieurs causes dont l’une est entendable : l’accélération des mutations des compétences sur le marché du travail. Les enjeux sont désormais mieux connus. Le Conseil national de l’emploi évalue à 10 % la destruction de l’emploi due aux mutations mais surtout à 40% les transformations des emplois existants, pour ce même motif. La profondeur des transformations est telle, sur des délais tellement raccourcis, que la formation initiale ne peut plus, à elle seule accompagner les apprentissages des savoirs. La formation tout au long de la vie s’installe donc comme un enjeu de société cardinal.
Ces actions de formation ont pour objet de permettre à toute personne sans qualification professionnelle ou sans contrat de travail d’accéder, dans les meilleures conditions, à un emploi ; de favoriser l’adaptation des travailleurs à leur poste de travail, à l’évolution des emplois, et de participer au développement de leurs compétences, en lien ou non avec leur poste de travail, ou d’acquérir une qualification plus élevée ; de réduire, pour les salariés dont l’emploi est menacé, les risques résultant d’une qualification inadaptée à l’évolution des techniques et des structures des entreprises, en les préparant à une mutation d’activité, soit dans le cadre, soit en dehors de leur entreprise, ce qui pourrait favoriser la mobilité professionnelle.
Les enjeux politiques deviennent aussi de plus en plus forts. Il s’agit d’un sujet de solidarité. L’entretien du capital de savoirs est-il en effet de la responsabilité individuelle (à l’exception des plus défavorisés), à charge à chacun de se responsabiliser sur le maintien de l’employabilité ? Ou bien l’entretien du capital de savoirs est-il d’une responsabilité partagée et collective, ou la solidarité doit intervenir avec des régimes et des dispositifs de mutualisation ? La question de l’individuel et du collectif est au cœur des philosophies politiques qui traversent ce champ et qui nous interroge.
2. UN MODELE EN QUESTION
Notre contrat social a été mis au point dans une société où le travail remplissait tout l’espace. On travaillait presque toute sa vie dans la même entreprise ou la même administration, le temps de loisir était plus court, on se définissait par son travail. Dans la grande entreprise, la division scientifique du travail était la règle.
Progressivement, l’automatisation des tâches « éjecte » de plus en plus de gens du cœur du système au profit de tâches moins routinières, plus autonomes, mais moins protégées. Le vieux système fordiste, entièrement construit autour des grandes entreprises dans l’industrie, mais aussi au fil des années dans la banque et l’assurance, laisse progressivement la place à une logique inspirée de l’immense secteur des services : l’hôtellerie, le commerce, l’aide à domicile, le transport de personnes, le conseil… tous ces métiers caractérisés par une interactivité humaine forte et des situations professionnelles beaucoup plus fragiles et précaires.
Entre les espoirs d’une économie collaborative et les inquiétudes quant à la situation des travailleurs, nouveaux « tâcherons du clic », les plateformes numériques bouleversent le monde du travail. Nombre d’auteurs étudient ces bouleversements [1]. Avec le recul du salariat, les termes du contrat social commencent à se modifier dans la mesure où chacun va devoir faire face à ses propres « charges ». Lorsque le système des cotisations sociales est bouleversé, c’est l’ensemble des droits sociaux qui se trouve affecté.
Dans la plupart des filières, la division du travail et le modèle fordiste sont progressivement remplacés par de nouveaux modes d’organisation (souvent avec de nouvelles entreprises) qui concentrent des milliards d’individus connectés en réseau. On constate corrélativement l’obsolescence insidieuse des institutions du XXe siècle, telles que l’organisation de la protection sociale, le système fiscal (comment taxer les GAFA ?), le droit du travail (comment qualifier les relations des chauffeurs avec la société Uber ?), le droit d’auteur... D’autres institutions comme le droit de la concurrence ne sont guère plus adaptées à l’évolution de ces entreprises. On observe également une redistribution des cartes au niveau mondial : certains pays comme la Chine décollent plus rapidement dans cette nouvelle économie, peut-être paradoxalement parce qu’ils n’ont pas la même histoire industrielle. D’autres pays occidentaux ont tellement excellé dans l’ancien paradigme de l’économie fordiste qu’ils ont plus de mal à s’adapter à cette « nouvelle vague » de mutations technologiques.
L’avènement des plateformes et des GAFA ne signifie pas simplement un remplacement des leaders mondiaux à la faveur d’une nouvelle révolution industrielle. Si Amazon, Google et Apple sont devenus les premières capitalisations boursières du monde, aux dépens des pétrolières et des constructeurs automobiles, c’est qu’émerge un nouveau modèle économique et social. L’apparition du chemin de fer, du téléphone ou de l’électricité avait changé l’économie en améliorant l’accès des entreprises à l’énergie et à l’échange. Avec la transformation numérique, c’est l’activité même de l’entreprise qui est appelée à changer. Le numérique ne fait pas que renouveler l’analyse des marchés, il s’agit bien d’un nouvel objet d’analyse qui implique de raisonner en termes de réseaux ou de biens communs (open source et open data, droits partagés…) et qui interroge sur la place des intermédiaires dans les relations économiques (quel sera le rôle des intermédiaires face à l’essor de la technologie blockchain ?).
Ainsi, dans un marché du travail qui devient un marché de services, moins taylorisé, la formation doit, plus que jamais, être articulée avec la situation professionnelle. Un adulte apprend de partout et tout le temps. Il nous faut nous défaire du schéma de pensée selon lequel la personne devrait apprendre sur un mode académique, et seulement hors du travail. Une certaine tradition française nous conduit à penser le travail (même le stage !) était suspect.
La question clef sera désormais de lutter contre l’illectronisme et d’offrir des solutions pédagogiques plus souples pour le plus grand nombre, proches des réalités du travail. Il faudra aussi mettre à disposition des références professionnelles stables et suffisamment larges pour permettre des trajectoires professionnelles intelligibles pour le plus de monde possible, et inviter ainsi à la progression professionnelle. Quand une personne ne comprend quel pourra être son avenir, elle a plus de mal à engager un investissement en formation. Un itinéraire professionnel doit se penser comme une progressivité, jalonnée d’étapes de reconnaissances professionnelles, dont la formation devient le moyen crucial.
[1] Voir par exemple, Dominique Meda et Sarah Abdelnour, Les nouveaux travailleurs des appli, PUF, 2019.