III - DEFENDRE CONTRE LES DERIVES 

Le risque d’atteinte aux libertés face aux risques pandémiques

Notre République repose sur un triptyque fondamental : « Liberté – Égalité – Fraternité », inscrit aux frontons des mairies. Nous en rappelons l’importance mais n’avons-nous pas été aveugles face aux fissures de ce bloc de valeurs, fissures que la crise ne les a pas créées mais dont elle a révélé l’ampleur : nul ne peut désormais les ignorer. Il convient dès lors de prendre la mesure des menaces pour nos libertés, apparues avec cette pandémie (1), pour esquisser quelques pistes de réponse (2).

1. LES CONSTATS

Lorsque la Covid-19 est apparue, les États ont pris des mesures rigoureuses pour éviter la propagation du mal : interdiction de réunion ou de rassemblement, distance d’un mètre minimum entre chaque individu, nécessité d’un laissez-passer pour sortir et circuler… Des restrictions de liberté décidées au nom de la sécurité publique. Certes, toutes les libertés n’ont pas été touchées : on ne peut pas dire par exemple, du moins en Europe occidentale, que la liberté d’expression ait été restreinte. Mais ont été votées dans l’urgence des lois concernant nombre de domaines de la vie personnelle et professionnelle, qui vont à l’encontre de tous nos principes de droit et de nos usages républicains. Ainsi au nom de l’urgence sanitaire et parce que les magistrats étaient confinés, les tribunaux en matière pénale ont été autorisés à prolonger des détentions sans audiences, sans débats contradictoires, sans avocats… À l’inverse, pour éviter la propagation de la pandémie, plusieurs milliers de prisonniers ont été libérés : s’ils pouvaient l’être sans déroger aux lois habituelles, pourquoi ne l’avaient-ils pas déjà été ?

Que dire des propositions de traçage de la population : l’idée de repérer les personnes contagieuses avec lesquelles nous avons été en contact est peut-être un moyen de prévenir les complications sanitaires. Mais qu’en est-il du respect de la vie privée et de la liberté de déplacement ?

Outre ces limitations à la liberté, insidieuses, des attaques au principe d’égalité ont été mises en place. Pourquoi privilégier les personnels soignants (primes, reconnaissance médiatique, coupe-fil dans les queues…) alors que bien d’autres professions ont œuvré aussi contre la crise ? Pourquoi faire une différence entre un infirmier et un instituteur ou un intervenant en EHPAD ?
Pourquoi oublier ceux qui ont été surnommés les « invisibles de la République » ?
Bien évidemment, nul ne contestera la charge supplémentaire de travail des personnels des hôpitaux mais pourquoi oublier les autres ?
Ne faut-il pas voir là une logique compassionnelle sélective et un moyen de se concilier des syndicats particulièrement revendicatifs ?

L’égalité a encore été mise à mal quand on considère l’accès aux soins : dans de nombreux cas, des médecins ont dû faire le tri parmi les personnes contaminées pour l’accès aux soins hospitaliers. Au-delà même du raisonnement relatif aux risques spécifiques que présentaient les traitements (en particulier la phase de « désintubation »), on a compris que des personnes âgées en EHPAD atteintes de la Covid-19 n’avaient pas toujours hospitalisées, même quand leur situation aurait pu le justifier sur le strict plan médical.

Nul n’a véritablement protesté. La société a été « raisonnable » : elle a compris l’urgence de la situation et le besoin d’enrayer la pandémie ; elle a accepté des dérogations sans doute par peur. Surtout, pensant que cela serait temporaire, elle ne s’est pas inquiétée alors qu’un principe délétère s’est affirmé : « nécessité fait loi ». Au nom de la sécurité, l’État peut déroger à ses devoirs et imposer des mesures allant à l’encontre de ses principes.

Mais nous sommes prévenus, par le précédent qu’ont constitué les mesures restrictives de liberté décidées puis pérennisées, face au terrorisme. En tant que citoyens, nous devons faire très attention à ce qui peut engendrer de terribles dérives. La lutte contre le terrorisme a montré déjà que l’exception peut devenir la règle.

Ainsi, aux États-Unis, les attentats du 11 septembre ont donné naissance à l’USA PATRIOT Act (26 octobre 2001), long texte de 132 pages qui crée les notions de « combattant ennemi » et de « combattant illégal », statuts qui permettent de détenir, sans limite et sans inculpation, une personne soupçonnée de terrorisme ou de lien avec le terrorisme. La mesure induit une transformation dans la vie de chacun, spécialement avec la possibilité de surveiller les données informatiques personnelles sans autorisation préalable, ou avec l’extension du pouvoir de perquisition... Parallèlement, d’autres mesures ont été prises. Un décret du 13 novembre 2001 a créé des tribunaux militaires, habilités à juger l’ensemble des ressortissants étrangers accusés de « terrorisme », ainsi que les membres présumés d’Al-Quaida capturés hors du territoire américain. Ces tribunaux sont susceptibles d’être convoqués à la discrétion du chef de l’État, sans que la décision d’y recourir fasse l’objet d’un contrôle juridictionnel.

Une fois de plus, un évènement traumatisant légitime une évolution. Chacun se souvient des avions s’écrasant sur les tours jumelles, du courage des pompiers et des forces de l’ordre, de l’effondrement final, des ruines ensevelissant des centaines de cadavres… Face à la douleur et à un discours de compassion avec les victimes, il est extrêmement difficile d’élever la voix. Pourtant, les associations des droits de l’homme dénoncent : la diminution des droits de la défense ; la violation de la vie privée ; la restriction de la liberté d’expression ; l’extension discrétionnaire, par l’exécutif, du statut de « combattant hors-la-loi » à des citoyens américains… Nombre de villes et de comtés assurent vouloir refuser d’appliquer le Patriot Act. Une loi d’exception qui aurait dû prendre fin le 31 décembre 2005. En fait, en juillet 2005, la chambre des représentants a approuvé sa prolongation par 257 voix contre 171. Elle a encore été prolongée plusieurs fois et progressivement insérée dans le droit courant. Symbole de cet ordre dérogatoire, la prison de Guantanamo n’a toujours pas été fermée.

Cela n’arrive pas qu’aux États-Unis : des dérives sécuritaires analogues s’insinuent presque partout, et notamment en France. Pensons par exemple à la multiplication des caméras de vidéo-surveillance, voire à la reconnaissance faciale. Les promoteurs vantent les avantages de ces outils : retrouver des enfants perdus ou une personne âgée vulnérable égarée ; suivre une personne dite « d’intérêt », c’est-à-dire recherchée ; éviter les attentats… Que de saines préconisations. Mais cela est-il bien utile, ou en tout cas les atteintes aux droits sont-elles proportionnées aux enjeux ? D’ailleurs, alors que Nice est une des villes possédant le plus de caméras, un camion a foncé dans la foule, faisant 86 morts le 14 juillet 2016. Un responsable de la sécurité, sous couvert d’anonymat, a avoué : « que voulez-vous faire avec une caméra si ce n’est voir le drame en direct ? » Malgré ce constat amer, on veut multiplier les caméras de surveillance. Il est vrai que le business de la peur et de la sécurité est rémunérateur. Nous devrions pourtant regarder ce qui se passe en Chine où des populations entières semblent écrasées sous le poids de ces technologies : c’est notre avenir qui se dessine ainsi, en l’absence de sursaut.

2. UNE DEMISSION INSIDIEUSE ET PROGRESSIVE ?

En réalité, le terrorisme et la pandémie mettent au jour des mécanismes anciens, à l’œuvre depuis des décennies, qui, lentement sapent notre triptyque fondateur. Comment expliquer que nous tolérions de telles amputations sur le long terme. Plusieurs facteurs peuvent être identifiés :
* l’effet d’un évènement traumatisant en particulier parce qu’il a provoqué nombre de morts, dans des sociétés occidentales où la mort est un tabou. Face aux victimes d’un attentat ou des hôpitaux encombrés, nous sommes saisis d’un désir d’agir. L’action étant souvent vaine, la loi apparaît à beaucoup comme une réponse capable de satisfaire l’opinion publique. L’inflation législative est une réponse facile du politique ; une réponse qui dissimule souvent son impuissance ;
* la logique d’une information biaisée qui provoque un sentiment d’urgence, justifié ou non. Il ne s’agit plus de réfléchir mais de réagir rapidement pour répondre à une course artificielle créée par les media. Combien de lois prises dans l’urgence sont inutiles sachant que l’arsenal juridique existant est bien suffisant ?
* la certitude un peu lâche que les mesures d’exception sont de courte durée alors que l’histoire nous rappelle que bien des lois supposées « transitoires » entrent dans les mœurs. Le premier impôt direct, « la taille royale », ne devait-il pas ne durer que trois ans pour faire face à la guerre ? Finalement, le 2 novembre 1439, le Parlement a autorisé le roi à en faire un impôt annuel !
* bien des mesures sont acceptées de bonne foi sans qu’on en mesure les possibles extensions. Nulle personne censée ne peut nier la Shoah ; la loi Gayssot (13 juillet 1990), prise pour lutter contre le négationnisme, est donc parfaitement légitime. Le combat est tellement normal que nul ne s’inquiète du fait que la loi a été adoptée sans saisine du Conseil Constitutionnel. D’autres lois mémorielles se sont ajoutées. Un pli est pris. Mais que se passera t-il le jour où, au nom de ces précédents, sera prise une loi pour dicter ce qu’est l’histoire ?

3. QUELQUES CHANTIERS PRIORITAIRES

Héritières de la Renaissance, les Lumières ont promis aux hommes l’émancipation grâce au savoir et au progrès. Elles ont posé un horizon social : « Liberté – Égalité – Fraternité ». Mais la notion de sécurité semble désormais peser plus lourd : se sont implantées des habitudes qui atténuent notre capacité de réaction. Si nous surveillons encore un peu (grâce à l’action d’associations, comme al ligue des droits de l’Homme notamment) les États, peu est fait face aux géants de l’internet, qui pourtant géolocalisent les individus, vendent des informations sur nos vies, nous expédient des publicités ciblées… Pour un pseudo-confort de vie, nous avons abdiqué une partie de nos libertés. Quand les États utilisent ces techniques, au nom de la sécurité, sommes-nous vraiment surpris ? En fait, nous y avons été préparés.

Plus que jamais, nous devons redonner sa pleine dimension à la République : elle est art de compromis et n’a survécu que par sa capacité à se réinventer face aux défis. Ne la fossilisons pas et refusons la compromission. Pour cela il est indispensable de repenser et de reformuler clairement notre triptyque :

* la liberté : il est temps de rappeler l’article 4 de la Déclaration des Droits : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi. » Bien appliquée, avec rigueur, cette formule devrait empêcher les dérives des vendeurs de sécurité ou d’internet. Elle devrait également limiter aussi les inconscients qui, au nom de leur liberté, prennent des risques sachant que la société les assistera (soins pour les pratiquants de sports extrêmes et pour tous ceux ayant des conduites à risques) ;
* repenser la notion d’égalité : celle-ci n’est pas la reconnaissance de toutes les minorités et de tous les particularismes. Face à l’État, il doit y avoir des citoyens, et non des communautés voulant profiter de leurs propres règles ;
* compléter la notion de « solidarité » par celle de « fraternité », pour ne pas laisser croire que s’installerait une hiérarchie, voire une dépendance, entre les citoyens.

Concrètement cela peut passer par cinq mesures exemplaires :

* réaffirmer le socle républicain qui est le pacte qui permet le fonctionnement de la société ; l’État doit développer ses valeurs et ne pas se contenter de réagir ou de distribuer une manne ;
* veiller à la qualité de l’information avec la création d’un media informatif vraiment indépendant des États, des pouvoirs d’argent, des groupes de pression… Les lois régissant les grands médias doivent être revues en France, pour faire reconnaître le principe (appliqué dans la plupart des pays voisins) que les groupes faisant appel largement aux marchés publics ne peuvent posséder des médias stratégiques, et pour limiter le niveau de concentration ;
* redonner plus de place et de visibilité aux diverses structures des « sages de la République ». Bien des organismes ont été mis en place (Cour des Comptes, Conseil Constitutionnel, Observatoire de la Laïcité, Observatoire des Libertés...) mais leurs messages sont souvent peu inaudibles et peu considéré ;
* rétablir une véritable « méritocratie » dans l’éducation nationale ; en pensant que le mot « éducation » est bien plus large que celui de formation. Ne pas oublier que la volonté de la République est de faire par l’école des hommes complets, c’est-à-dire capables de mettre en œuvre toutes leurs facultés et de travailler au bien commun aussi bien intellectuellement que manuellement ;
* établir un principe de réciprocité, tel qu’il soit impossible, par exemple, d’envoyer un message quels qu’en soit son canal et sa nature, sans que le destinataire ait la possibilité d’y répondre. Chaque citoyen sollicité doit toujours pouvoir répondre à l’interlocuteur qui le sollicite.

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