2. Pour des formes d’interventions publiques renouvelées dans l’économie 

Les "biens communs"

Durant les dernières décennies, plus d’un milliard de personnes ont été sorties de l’extrême pauvreté et l’accès aux soins de santé et à l’éducation s’est accru à l’échelle mondiale. Mais les promesses de la théorie du ruissellement ne se sont pas matérialisées. La croissance des inégalités a alimenté des ressentiments multiples, notamment en matière sociale et environnementale. Il est clair que le système économique mondial était encore perfectible. En outre, la pandémie et la crise induite sont en passe de faire régresser tous les indicateurs de « développement humain ».

Dans ce contexte, il nous appartient peut-être de réfléchir à frais nouveaux, en partant des « biens communs », qui devraient constituer des priorités, sans attendre que leur atteinte soit un sous-produit d’une croissance économique déséquilibrée. L’économie sociale et solidaire (ESS) peut y contribuer ; elle permet de dépasser la course à la rentabilité, de sortir du seul moteur de l’enrichissement individuel, d’expérimenter des pratiques de solidarité et de partage. L’ESS, plus que l’économie classique, est attentive à l’Humanité et à la planète, au sens du travail, au lien social.

Ces notions, nouvelles dans le débat public, doivent être clarifiées (1).
Elles sont tout particulièrement utiles dans le débat sur les ressources naturelles et notamment énergétiques, cruciales pour la croissance économique (2).
Mais justement, on doit s’efforcer de rechercher un nouveau mode de croissance, mieux adapté aux contraintes d’un mode fini (3).

1. QUELQUES DEFINITIONS

Comment définir les expressions : « bien commun », « transition écologique » et « décroissance » ? Sur quelles propositions pratiques peut déboucher la concrétisation de ces concepts ? Si les discours politiques insistent beaucoup sur ces priorités nouvelles, les mécanismes économiques pour en faire des priorités effectives y parvenir sont nettement moins discutés, alors même qu’ils devraient être au cœur des choix collectifs.

Qu’est-ce qu’un bien commun ? Un bien commun peut être défini comme un bien de nature collective qui ne peut pas être approprié par quiconque, pour des raisons éthiques ou sociétales. Ainsi la nature au sens large (l’air, les forêts, les zones protégées, l’eau…), mais aussi certains services rendus à la population, tels la production et la distribution de l’énergie, de l’eau potable, les services de santé. L’éducation ou le patrimoine culturel peuvent rentrer également dans cette définition.

L’origine de cette notion est très ancienne [1]. Cette notion de bien commun permet aussi de s’interroger sur ce qui est d’ordre public, assuré par une gestion d’une collectivité (la gestion en régie directe de l’eau potable par exemple) et une gestion de service par le secteur privé, qui n’est pas régi d’abord par des règles d’utilité publique mais par la recherche d’un profit pour rémunérer ses actionnaires. Un bien commun appartient à l’ensemble des citoyens, ce qui constitue une finalité totalement différente par rapport à une gestion d’entreprise privée.

En cela, la notion de bien commun s’oppose idéologiquement aux principes de l’économie néolibérale pour laquelle quasiment tout, même la nature, peut répondre aux lois de l’offre et de la demande (via des mécanismes de « quasi marché, éventuellement, comme la taxation carbone, par exemple). La reconnaissance d’un « bien commun » sanctuarise ce que l’on considère être comme un service à la population, une utilité publique et collective, elle protège un domaine, un périmètre au nom de valeurs universelles non commerciales. Elle englobe la protection de l’environnement, des écosystèmes permettant la vie sur Terre et la présence de l’Homme.

2. CONTRAINTE DE RARETE ET RESSOURCES NATURELLES

Les « Communs » ont longtemps été considérés comme un système de gestion inefficace - la « tragédie des communs » - ou comme une relique archaïque de l’époque médiévale, ils sont souvent considérés comme une curiosité anthropologique, comme la survivance d’une gestion tribale des forêts ou des terres agricoles [2].
Mais la pandémie bouscule cette vision : l’émergence d’un coronavirus passant la barrière entre l’Homme et l’animal est ce que nous appelons une zoonose. Cette évolution ne doit rien au hasard : une exploitation à outrance des ressources naturelles rapproche les êtres humains des écosystèmes jusqu’alors éloignés. Il apparaît donc essentiel désormais de protéger les écosystèmes, de les sanctuariser comme bien commun, pour éviter la propagation de ces nouveaux « coronavirus » incontrôlables, qui entrainent nos économies vers un désastre (il ne reste sinon plus d’autre choix que d’imposer un arrêt de l’activité dû au confinement des populations, seule solution à ce jour faute de traitements et de vaccin pour éviter un nombre de morts très important).

La transition écologique passe par la transition énergétique. Le lien entre bien commun et transition écologique semble donc assez évident : si l’Homme n’a pas la capacité de rapidement changer de paradigme, notamment sur le plan économique qui débouche actuellement sur une recherche de profits à court terme sans aucune conscience de son environnement dans lequel il évolue, le XXIe siècle deviendra particulièrement chaotique. La transition écologique découle de cette prise de conscience qu’en vivant au-dessus des moyens offerts par la planète, l’homme est condamné à évoluer à terme vers une dimension plus raisonnable. C’est la prise de conscience que nous n’avons qu’une planète, aux ressources limitées et finies, à partager entre bientôt 8 milliards d’habitants. Le changement climatique en cours donne des allures de course contre la montre à la volonté des hommes de mettre en place une transition écologique réelle et pérenne.
Comment l’organiser ?
Cette transition doit rassembler des expériences, qui partent bien souvent de l’échelle locale pour transformer les relations entre les personnes, créer de nouveaux liens plus économes. Elle doit viser à développer les énergies renouvelables en diminuant les émissions de gaz à effet de serre, responsables du changement climatique. Tous les secteurs, de l’agriculture aux transports en passant par l’industrie et les services sont concernés.

Une question se pose alors : comment arriver à cette transition écologique, à partir d’un monde occidental qui a évolué vers des économies ne se fixant aucune contrainte sur leur environnement, ni aucun coût par rapport à leur utilisation, pour aller vers un monde plus économe, frugal et solidaire ? Comment rentrer dans cette démarche, aux antipodes des mécanismes économiques élaborés aux XIXe et XXe siècles, celle d’une production importante grâce à des énergies fossiles abondantes (le charbon puis le pétrole et le gaz), mais fortement émettrices en gaz à effet de serre ? Car il s’agit là de transformations radicales de pensée, de fonctionnement, affectant directement la vie quotidienne des populations (utilisation de modes de transports doux ou de transports en commun, modification des comportements en terme de consommation, d’habitat, de tourisme…).

Jusqu’ici, les initiatives viennent surtout de la base, des populations et/ou du milieu associatif, en rupture avec les conceptions macroéconomiques décidées au sommet. Comment passer à une autre échelle, comment réaliser le passage d’une économie sans contraintes environnementales, largement basée sur l’extraction comme nous venons de le voir, aux mains de quelques grands groupes mondiaux, vers une économie incluant le bien commun et la transition écologique ? Une telle transition suppose sans doute de transformer non seulement la sphère économique, mais également la sphère politique, son organisation et les pouvoirs de décision. La transition écologique est l’affaire de toutes et de tous. Pour qu’elle soit réussie, elle demande un partage des apprentissages, des savoirs et des décisions. En cela, elle est difficile à mettre en œuvre et doit s’imposer parfois.

3. UNE TRANSITION A ORGANISER

Comment les États, les organismes internationaux pourront-ils avoir la volonté politique de mettre en œuvre des principes et des décisions opposés au fonctionnement et aux concepts économiques du monde actuel ? Un monde basé sur la frugalité, la raison, les principes humanistes et universalistes, a-t-il des chances d’exister un jour ; ou bien faudra-t-il d’autres pandémies, une crise des ressources des matières premières (possible au vu de l’explosion exponentielle de la consommation) pour que des mesures s’imposent sans autre choix, avec un risque réel pour nos démocraties qui pourraient ne pas y survivre, en raison de l’imposition de mesures autoritaires ?

Il n’est pas aisé de passer d’un monde où à peu près tout est permis vers un monde plus contraint. Car la frugalité n’aura peut-être rien d’heureux mais sera nécessaire pour permettre de préserver les conditions de vie des hommes sur Terre, imposant inévitablement une forme de partage des richesses et des revenus. Nous savons aujourd’hui que la croissance du Produit Intérieur Brut dans la deuxième moitié du XXe siècle donc des salaires et du pouvoir d’achat a été rendue possible par la mise sur le marché d’énergies venant de l’extraction peu coûteuses à produire et disponibles en grande quantité. Une grande partie du développement économique depuis la fin du XIXe siècle a été rendue possible grâce à cela. Mais nous devons prendre conscience que cette époque doit être considérée comme révolue, à terme rapproché.

Au-delà de l’urgence climatique, cette simple réalité doit nous faire aller collectivement vers une autre voie pour permettre de vivre dans un monde encore harmonieux car nous savons qu’un monde fait de pénuries va très rapidement vers un monde de conflits et potentiellement de déstabilisation politique. Il est intéressant de voir que ce que nous appelons « crise économique » s’est caractérisé dans les années 1970, entre autres, par les premières tensions sur les marchés pétroliers, correspondant aux premières tensions géostratégiques autour du pétrole et de son appropriation. A de rares exceptions près, nos économies n’ont plus connu la croissance de cette époque d’après-guerre, ce que nous avons appelé les « trente glorieuses ». Et nous pouvons penser que cela correspond en partie à la fin d’une énergie carbonée peu chère et abondante. Il convient aujourd’hui de tourner la page de cette époque qui ne reviendra pas, pour aller vers un monde au paradigme économique et sociétal différents.

La « décroissance » est un nouveau paradigme économique, qui correspond à ces questionnements. Elle vise à réduire la production et la consommation des secteurs non renouvelables, à relocaliser les activités, à développer les « Communs », ces ressources humaines « auto-organisées et auto - gouvernées », grâce à la mise en-oeuvre d’une très grande diversité d’arrangements institutionnels construits par des communautés. La « société de décroissance » redistribuerait les « biens Communs » entre le Nord et le Sud, réutilisait et recyclerait les richesses produites, dans le cadre d’une nouvelle « Ecodémocratie ». Refusant l’idéologie de l’économie libérale et de l’économie socialiste, toutes deux productivistes, l’économie de la décroissance impliquerait une réduction drastique de la croissance économique des pays développés de l’hémisphère nord (sans aller toutefois jusqu’à une croissance négative qui plongerait les peuples dans une crise profonde).

L’économie néolibérale avait transformé les « biens communs » en produits commerciaux. L’écologie propose un « développement durable » qui remet les États au centre de l’économie, pour la défense et la promotion des « biens communs ». La « société de décroissance » est une solution économique radicale qui prône un nouveau paradigme économique, fondé sur la défense et la promotion des « communs » au service du « Bien Commun ».

On sait que les théories constituent à la fois un reflet et un outil, pour appréhender une réalité nouvelle. Dans la marche qui sera complexe vers de nouveaux modèles, la reconnaissance nouvelle de biens communs, à protéger et à valoriser dans une perspective de longue durée, paraît un acquis irréversible.

[1Au XIIe siècle, les villageois anglais ramassaient le bois mort des forêts sur les terres communales selon un droit d’usage. Mais les « Biens Communs » ou « Commons » ont été remis en cause avec le mouvement « d’enclosure » du XIIIe siècle, provoquant la révolte des villageois. En 1723, « Le Black Act » a, puni de mort le braconnage des cerfs dans les forêts royales et les parcs seigneuriaux et le ramassage du bois ou de la tourbe en Angleterre, et ce jusqu’en 1827.

[2Dans le même temps, la société du numérique transforme de façon radicale les perspectives des « Communs ». Le haut – débit, le big-data et la communication digitale ont un coût marginal proche de zéro. Les « Communs Numériques » permettent de produire et gérer collectivement de nombreuses ressources : meilleure productivité du travail à distance, en réseaux, et impression 3D à moindre coût. Les « Communs Numériques » font mieux que le marché en recherchant la coopération plutôt que la compétition : réactivité, créativité, communautés.

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