III - DEFENDRE CONTRE LES DERIVES 

Les risques de glissement vers une "démocrature"

Si le triptyque démocratique sur lequel repose notre république s’effrite, c’est tout l’édifice républicain qui vacille. La crise actuelle doit nous inciter à considérer que la démocratie est mortelle. Si on pouvait imaginer, dans les années 1980, que « déferlait » sur le monde une « troisième vague de démocratisation [1], on voit, et depuis des années au contraire s’affirmer une tendance inverse : Cependant, au même moment Max Liniger-Goumaz [2] popularisait en France le terme de démocrature, emprunté aux travaux de Guillermo O’Donnell, Philippe Schmitter et Laurence Whitehead.
De quelle nature est cette menace (1), y compris en France (2), comment la combattre (3) ?

1. UNE SORTE DE « GANGRENE » MONDIALE

Robert Dahl a précisé ce qui définit une démocratie : « un régime politique caractérisé par des élections libres et ouvertes, avec des barrières relativement basses pour la participation, une compétition politique véritable et une sérieuse protection des libertés civiles [3] ». Or, si les dictatures ou les théocraties sont encore nombreuses dans le monde, bien des pays se cachent derrière un vernis démocratique en organisant des élections, mais ce sont en fait des moments contrôlés ou frauduleux. Ces régimes jouent une comédie électorale. Puisque l’aide internationale est, depuis les années 1990, souvent liée à une « transition démocratique », bien des pays, souvent pauvres, ont opté pour cette façade. L’expression de « transition » est d’ailleurs commode : elle laisse supposer qu’il suffisait de corriger des défauts pour arriver à une vraie démocratie. Le terme est également très confortable pour des démocraties occidentales qui refusent de défendre réellement leurs principes sur le temps long.

De plus grands États choisissent aussi cette voie, pour calmer l’occident et soutenir leur pouvoir autocratique. Elle constitue ainsi un support aux dérives autoritaires du président turc Recep Tayyip Erdogan (qui dans le même temps, « bloque » les flux de réfugiés aux portes de l’Europe). Le terme permet aussi de soutenir le général Al Sissi en Égypte, toléré car il semble un rempart contre les Frères musulmans alors qu’il est arrivé au pouvoir par un coup d’état. La même excuse nous permet de discuter avec la Chine ou la Russie, pour des raisons autant économiques que politiques.

Les frontières deviennent floues, il n’y a donc plus de limites bien nettes entre démocratie et dictature. Reprenant les critères établis par Robert Dahl, Gerardo Luis Munck [4]suggéré un système de notation de 1 à 10, sur plusieurs critères : qualité de la liberté d’expression ; niveau d’indépendance du système judiciaire par rapport à l’exécutif ; réalité de la liberté de candidater (pas de candidat de l’opposition écarté sur des prétextes fallacieux) ; liberté de voter (vote secret, non contrôlé, sans pression) ; fiabilité du scrutin et du rendu des résultats (accès aux bureaux de vote et au décompte des voix pour l’opposition. Entre 5 et 10, on est face à une démocratie plus ou moins satisfaisante, en danger ou en progrès ; entre 4 et 0, est en place un autoritarisme plus ou moins dur.

Pour désigner cette « gamme » de situations, les formules fleurissent alors : démocratie « diminuée », « défectueuse », « défaillante » ou encore « en défaut ». Avec une terminologie différente, deux politologues, Aurel Croissant et Wolfgang Merk, distinguent voient quatre types [5] :

* 1. une démocratie « excluante » où une partie importante du corps politique est empêchée de participer au processus politique ;
* 2. une démocratie « non libérale », avec des pratiques autoritaires de gouvernement ;
* 3. une démocratie « délégative » où les électeurs s’en remettent en tout au gouvernant choisi ;
* 4. enfin une démocratie « tutélaire » où le chef de l’État est tout puissant.

2. DES DANGERS POUR LA FRANCE

La « démocrature » qui se développe semble loin de nous. Elle semble réservée à des pays que nous jugeons archaïques. En fait, elle n’est pas un retour vers le passé mais une forme moderne de gouvernement. En passant notre temps à nous référer aux fascismes du XXe siècle, comme ce que nous devons honnir, nous oublions de regarder ce qui se construit sous nos yeux. Bien des pays européens commencent à emprunter des chemins hasardeux : la Pologne ou la Hongrie par exemple. Les élections y sont manipulées et bafouées, les oppositions muselées au nom de la sécurité, les traités dénoncés, la séparation des pouvoirs ignorées es promesses non tenues… Il y a toujours un adversaire pour justifier des mesures toujours dites d’exception mais qui deviennent la norme. Il faut lutter contre les étrangers, la menace terroriste, le chômage… Autant d’arguments pour confisquer l’exercice démocratique du pouvoir, favoriser le maintien au pouvoir d’oligarchies ou de créer des féodalités modernes.

En France, ne nous croyons pas exempts de tout risque. Le danger est pourtant à nos portes. Une fracture essentielle a sans doute été le référendum sur l’Europe de 2005 : alors que la majorité de la population s’était prononcée contre un traité, quelques mois plus tard, les élus ont adopté par une autre voie le traité, à peine retouché.

Depuis les signaux d’alerte faits n’ont cessé de s’accumuler. La crise des Gilets Jaunes a révélé bien des faiblesses : pourquoi débloquer dès les premières semaines des centaines de millions d’euros ? Si l’argent était disponible et les problèmes connus, pourquoi ne pas l’avoir débloqué avant ? Si rien n’était en réalité nouveau n’avait été vu, pourquoi débloquer autant d’argent en cédant à la pression de la rue ? Deux alternatives qui montrent une certaine faillite de l’État, qui est soit aveugle, soit faible. La poursuite des manifestations illustre une autre faillite : l’impossibilité de trouver des interlocuteurs et de répondre à l’attente. La Covid-19 montre de nouvelles failles : recours à des experts sans qu’ils disposent d’un pouvoir de décision, ce qui induit une confusion croissante sur l’identité des décideurs ; manque d’anticipation alors que l’épidémie était signalée en Chine depuis des mois ; saturation du système de santé, alors que des moyens avaient été annoncés, … Dans un contexte politique qui a vu en France la consolidation à très haut niveau de l’extrême droite, ces faits récents doivent tout particulièrement nous inquiéter.

L’inquiétude est confortée par la récurrence de causes plus structurelles. Neuf dangers peuvent en effet être mis en évidence, qui tous minent la démocratie :
* 1. le populisme. Les media veulent nous faire croire qu’il est le propre de partis extrémistes. En fait, le refus de la complexité et d’une culture exigeante sont le fait de presque tous les acteurs de la société. Le discours ne se fonde que sur des dualités simplistes ; il refuse de prendre le temps de structurer des argumentations et des réponses ;
* 2. la compassion qui pousse l’État à intervenir quand il y a des images, quand on s’adresse à l’émotion… Ce n’est pas s’intéresser à l’essentiel mais faire le jeu de la « téléréalité » ;
* 3. Répondre aux groupes sans tenir compte du collectif. Chaque communauté a ses revendications (sociales, financières, politiques…) et elle sait en faire la publicité. Mais l’intérêt collectif n’est pas la somme des intérêts particuliers. Céder, c’est nier la représentation nationale. C’est aussi dresser les groupes les uns comme les autres car chacun se persuade d’être moins bien traité que son voisin ;
* 4. le primat d’une pensée unique qui met l’accent uniquement sur l’économie. Le « chantage » à l’emploi permet bien des compromissions et l’ajournement de mesures utiles à la collectivité ;
* 5. l’habitude du silence : en tolérant sur la scène internationale des comportements qu’on refuse de juger pour ne pas empêcher les relations économiques, nous habituons nos opinions au pire. Quelle est l’importance des entorses chez nous par rapport à ces pays en « transition démocratique » ? Combien de temps pourra-t-on soutenir l’insoutenable ? Comment au nom de la démocratie appuyer des coups d’état quand les résultats ne nous conviennent pas (ex. : victoire des Frères musulmans en Algérie ou en Égypte, que nous bafouons en soutenant des coups d’état militaires) ;
* 6. le repli : nous nous habituons très vite à tout : la misère dans la rue, les bidonvilles, les inégalités croissantes, le communautarisme… ces questions fondamentales sont noyées sous un flux d’information qui nous fait oublier ces réalités, sans les expliquer ou les réfléchir. Du coup, un discours simplificateur nous empêche de comprendre la complexité des situations ;
* 7. la confiscation de la parole par des experts, en fait des personnages ayant accès aux media et répondant à leurs critères ou a priori. Ainsi, la parole n’est que très rarement donnée aux représentants d’un islam français modéré, pourtant majoritaire. Bien des groupes se retrouvent alors sur internet mais vivent en cercle fermé, ce qui ne peut que renforcer leur amertume et leurs revendications. Une foule de personnes est rejetée du débat car elles ne semblent pas répondre à ce que des élites autoproclamées pensent raisonnable ;
* 8. des pans entiers de domaines de souveraineté (monnaie, commerce extérieur, leviers relatifs aux revenus de l’État, affaiblis par le dumping fiscal/social…) ont été transférés à des organismes supranationaux et surtout, sortis du champ de la délibération démocratique ;
* 9. dans le rapport aux « élites », les citoyens sont souvent infantilisés. Quand ils votent mal, c’est qu’ils ont mal compris et donc il faut leur expliquer davantage ou carrément faire abstraction de leur vote (référendum de 2005). Plus récemment, d’une manière un peu analogue, a été organisé un référendum sur Notre-Dame-des-Landes dont le résultat s’est trouvé immédiatement bafoué !

Face à cette érosion des principes démocratiques, de plus en plus de citoyens se réfugient dans l’absentéisme et la démission, mais aussi dans le recours au communautarisme (racial, religieux ou politique) ou dans une opposition violente qui refuse la plateforme démocratique de discussion.

3. QUELLES PISTES DE REPONSES ?

Deux réponses de principe peuvent être esquissées, susceptibles de déclinaisons plus concrètes. La première implique aussi de réaffirmer partout la présence de l’État alors que certains parlent de « territoires perdus de la République ». Ce point a été développé ailleurs, on n’y reviendra pas ici (voir thématique Utopies). Une deuxième piste consisterait à admettre qu’une des missions de l’État est de rappeler et même de proclamer des valeurs. Elle mérite quelques précisions.

Dans son cours de sociologie, Durkheim explique que « le rôle de l’État, en effet, n’est pas d’exprimer, de résumer la pensée irréfléchie de la foule, mais de surajouter à cette pensée irréfléchie une pensée plus méditée, et qui, par suite, ne peut pas n’être pas différente. C’est, et ce doit être un foyer de représentations neuves, originales, qui doivent mettre la société en état de se conduire avec plus d’intelligence que quand elle est mue simplement par les sentiments obscurs qui la travaillent » . C’est dire que l’État n’est pas un acteur social comme les autres ; il n’est pas un pion qui joue sur le même champ que les entreprises, les lobbys, les groupes de pression. Contre les dérives, la politologue Renée Fregosi et l’écrivain Boualem Sansal nous incitent à nous rebeller contre une « société qui murmure » ses principes. Il est donc plus que temps d’affirmer nos valeurs, d’avoir le courage d’être nous-mêmes.

Cela ne demande aucune réforme, aucune subvention, simplement un peu de courage ; cela demande aussi de penser sur le temps long. Seul l’État est en capacité d’assumer cette mission de rappel périodique d’évidences partagées. Cela implique en outre d’affirmer la nécessité de la transparence : transparence dans le choix de certaines mesures économiques ; dans le rôle et la place des lobbys (spécialement dans le domaine de l’énergie, la santé…) ; d’imposer aux élus de rendre des comptes sur leur action en fonction de leurs promesses.

[1En témoigne par exemple la « Déclaration du Millénaire », dans laquelle les membres des Nations Unies promettaient de promouvoir la démocratie. »

[2Max Liniger-Goumaz, La démocrature, Dictature camouflée, démocratie truquée, L’Harmattan, Paris, 1992.

[3Robert A.Dahl, Polyarchy : participation and opposition, New Heaven, Yale University Press, 1971.

[4Gerardo Luis Munck, Measuring Democracy, Baltimore, Ed. The Johns Hopkins University Press, 2009.

[5Aurel Croissant et Wilfgang Merk, « Embedded and Defective democracies », n° spécial Democratization de la revue A Franck Cass Journal, Vol.11, n°5, Oxford, décembre 2004.

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