III - DEFENDRE CONTRE LES DERIVES 

Lutter contre la fracture numérique

L’accès à une citoyenneté responsable, aux services publics dématérialisés et au partage d’information est devenu un enjeu citoyen. Pendant la crise, l’usage des outils numériques s’est révélé indispensable et a renforcé certaines solidarités. Mais est apparue dans toute son ampleur et sa gravité une fracture, qu’il est convenu d’appeler « fracture numérique ». La lutte contre la fracture numérique avait à juste titre été présentée comme un handicap économique et un déficit de compétitivité dans une économie globalisée. Ce que révèle la crise sanitaire, c’est que la fracture numérique est d’abord un déficit démocratique. Préciser le constat de cette fracture (1) est donc indispensable, pour dessiner des pistes de réponses (2).

LA FRACTURE NUMERIQUE, UN PROBLEME QUI N’EST PAS NEUF !

C’est un terme générique englobant toutes les formes d’exclusion à l’accès au numérique (internet, ordinateur, etc.). Elle a été identifiée comme un problème majeur de société depuis de nombreuses années. Le fait est que plus de 10 millions de Français sont en difficulté avec le numérique (selon un rapport du Secrétariat d’État au Numérique de mai 2018). Persiste ainsi une inégalité profonde pour ceux qui ne bénéficient pas d’un accès convenable aux technologies, à cause de leur localisation géographique ou d’une méconnaissance des outils numériques. Les principaux concernés sont les seniors (+70 ans) et les ménages à faibles revenus qui ne bénéficient pas de cette « inclusion numérique ».

Toute différence dans l’accès et les usages n’est pas nécessairement une inégalité. Pour que ces écarts revêtent un caractère inégalitaire, ils doivent engendrer des mécanismes de discrimination ou d’exclusion dans divers domaines de la vie sociale (l’emploi, la formation, la culture, la participation citoyenne, etc.). Ce ne sont donc pas les seules variations dans l’accès et les usages qui révèlent les phénomènes d’inégalités numériques, mais leur incidence sur la capacité des personnes à tirer profit des possibilités offertes par les technologies pour mener leurs propres projets et renforcer leur participation à la société.

Or, à l’heure où la plupart des services publics est numérisée, les risques de mise à l’écart dans divers domaines de la vie sociale sont réels pour tous ceux qui ne sont pas en mesure de mobiliser pleinement ces outils à des fins d’intégration sociale.
Le confinement a été un accélérateur d’inégalité. Le trafic internet a augmenté de 30% dans la mesure où le numérique s’est révélé pendant le confinement être plus que jamais un outil nécessaire pour maintenir le lien : télétravail, apéritif virtuel, plateforme en ligne pour le commerce mais aussi l’accès aux services de première nécessité, services publics en tête.

De plus la solidarité qui a émergé au cours de cette crise, a commencé à s’exprimer en ligne : cagnottes, soutien de l’activité artistique, sans compter l’accès à des programmes de soutien éducatif et de formation. Les Français se sont révélés plus solidaires que solitaires : le confinement prolongé de plus de 2 mois a développé un esprit de solidarité pour 43 % de la population (Source : Baromètre366/Kanter : « Les Français en confinement, mars-avril 2020).

Pourtant, la situation pandémique a illustré aussi une énorme fracture numérique, ne tenant pas seulement aux zones blanches désertées par les opérateurs de téléphonie gourmands en rendement immédiat malgré leurs obligations de couverture du territoire.
Deux illustrations :
* d’après le Baromètre du Numérique, ce sont presque 13 millions de français qui sont encore « éloignés » du numérique, c’est à dire en difficulté avec ses usages ;
* de plus, après 3 semaines de confinement, le ministère de l’Éducation nationale estimait qu’entre 5% et 8% des élèves n’avaient pas pu être joints par les professeurs, ce qui représente environ 806 000 enfants de fait « décrocheurs ». (Source : Ministère de l’Éducation nationale). Et ce malgré des opérations comme « Connexion d’urgence » de Break Poverty, qui a équipé 16500 jeunes défavorisés en ordinateurs afin de suivre l’école à distance (Source : Break Poverty).

2. DES PISTES DE REPONSES

Laisser perdurer des inégalités, quelles qu’elles soient, c’est tourner le dos à une République dont nous croyons qu’elle doit réunir et rassembler les citoyens, même « épars » du fait des différences d’âge de revenu de niveau culturel etc. Comment faire ?
Le « monde d’après » devrait se fixer trois objectifs majeurs complémentaires : l’appui de proximité pour les plus éloignés, l’éducation aux outils par une propédeutique des savoirs de base, des moyens techniques accessibles à tous.

a) L’appui de proximité

Dans l’histoire de l’humanité, l’usage de l’outil par l’homme a été synonyme de profondes transformations sociétales. La maitrise de tout outil, même le plus simple, a toujours impliqué un partage de connaissances de proximité, avec la reconnaissance sociale qui la porte. On ne taille pas une pierre brute sans un ciseau de qualité, un maillet et une maitrise du geste et le travail collectif.

Il faut donc combler les carences les plus évidentes par un appui de proximité. Cela a été d’ailleurs en partie le cas. Le maintien du lien social en l’absence de réunion physique a pris plusieurs formes de solidarité, intrinsèquement liées à l’usage du numérique, en particulier à l’échelle familiale, domestique et privée. De ce point de vue, les relations n’ont pas décliné bien au contraire, les personnes qui utilisaient déjà le numérique ont le plus souvent amplifié cet usage, d’autres s’y sont mises, ce qui a permis de limiter la sensation d’isolement, même avec les personnes âgées recluses à domicile ou en EPHAD, qui se sont mises à la tablette pour voir leurs enfants/petits-enfants à l’écran (d’après les Gafa, on a rivalisé dans la découverte des messageries instantanées et plateformes de visioconférence).

On a noté aussi une solidarité qui s’exerce dans le cadre associatif, ce qu’on peut appeler le lien de participation élective, celui qui nous relie aux autres par choix affinitaire, par décision. Des plateformes ont été prises d’assaut à l’image de « Croix-Rouge chez vous », qui a permis de répondre aux besoins de personnes seules ne pouvant faire leurs courses de manière autonome.
Bien-sûr la solidarité s’est aussi étendue à la sphère professionnelle et beaucoup d’entreprises et d’administrations ont fait l’expérience d’une vraie efficacité du télétravail (bien au-delà des accords déjà passés depuis quelques années entre dirigeants et représentants du personnel).

Cette crise doit permettre à l’avenir d’amplifier l’utilisation de technologies qu’on ne maîtrisait pas totalement, notamment en développant les abonnements collectifs pour les visioconférences, en vue de faciliter le télétravail ou la téléréunion. Les économies réalisées par ces usages, notamment en diminution de m2 de bureaux ou en moindre charge de déplacements, devraient être réaffectées sur des projets de développement durable (et à des aides à l’achat de matériel de connexion pour les salariés ou associés et à la prise en charge des abonnements groupés à ces services de visioconférence ou plateforme payantes d’accès aux services).

La crise a révélé également des solidarités au niveau local, celui de la commune par exemple, là aussi paradoxalement exprimées via le numérique. On peut s’organiser ainsi par internet pour alerter sur la situation délicate de telle ou telle personne, pour mettre l’accent sur telle ou telle défaillance. Pendant la pandémie, on a noté cette forme inattendue de solidarité « de proximité » avec le partage de logements pour les soignants par exemple, mais aussi la livraison de repas en circuit court, le prêt de véhicule hors plateforme commerciale dédiée. Bref, on a réalisé grâce à la crise que c’était possible, concevable et que cela pouvait très vite faire partie de notre quotidien. Peut également être relevée une autre forme de solidarité au niveau local, proche de la morale civique : les ressources virtuelles ont été utilisées pour relayer localement un certain nombre de mesures de prévention, des consignes de sécurité, des besoins urgents vitaux (dons du sang, logement de proximité, bénévolat pour les associations solidaires...)

Certes, les ressources du numérique ne remplaceront jamais totalement les relations interpersonnelles. Ces relations « présentielles » créent une mémoire collective, donnent l’impression d’agir ensemble au quotidien. Le numérique permet plutôt de dire ce qu’on fait et de savoir ce que les autres font. Pour autant, elles sont devenues incontournables. Dès lors, des programmes intégrés locaux pour constituer un appui de proximité devraient être engagés, en incitant chacun à contribuer par de petites actions de proximité (porter une assistance numérique en allant auprès de son voisin avec son équipement mobile ou accepter de recevoir chez soi pour l’aider à accomplir une démarche numérique, par exemple).

Dans les quartiers sensibles, dans le monde rural ou pour des populations spécifiques (personnes âgées, etc.) un degré d’intégration et de coordination accru devrait être recherché. Il conviendrait de constituer des équipes bien formées d’inclusion numérique, issues des filières de formation des travailleurs sociaux, avec une spécialisation d’animateur numérique. Un projet plus global, intégrant des E.P.N. (Espaces Publics Numériques), des cyber bases (dans les médiathèques, bibliothèques, points d’accueil), ou encore des « des tiers lieux » et des espaces de coworking (espaces partagés pour le travail numérique) devrait être élaboré, afin de rendre ces lieux visibles, accueillants et d’y attirer les exclus du numérique. Chaque territoire devrait se doter d’indicateurs concrets, rendus publics pour mesurer les progrès accomplis en la matière.

b) Résoudre prioritairement la fracture numérique sur le plan éducatif et culturel

Dans le système éducatif, les inégalités numériques ont été criantes entre les élèves qui avaient accès aux outils et à Internet, et ceux qui ne pouvaient disposer que d’un petit téléphone des parents, ou d’un smartphone, qui ne permettait pas un accès durable et stable à une plateforme de téléchargement de cours et de corrigés, préparés par les enseignants pourtant mobilisés dans l’urgence sur ce défi. A côté du pass-culture, dont on mesure encore mal les impacts en matière de pratique culturelle, ne faudrait-il pas réfléchir à une « puce-leçon », augmentant le forfait téléphone des parents, pour disposer au moins d’un réseau 4G ?
Mais il faudrait d’abord engager un plan d’équipement massif, en lien avec les collectivités locales, dans les écoles, les collèges et les lycées.

En complément, devrait pouvoir se mettre en place un financement judicieux de formations. Certaines sont d’ailleurs déjà proposées par des associations qui œuvrent pour combler la fracture numérique, Il s’agirait par exemple de rendre éligibles aux financements de la formation les dépenses de connexion et les tablettes, sur la base d’un forfait petit équipement que le formateur pourra proposer lorsqu’il est confronté à ce type de situation (qui s’apparente à une trousse pédagogique numérique).

c) Créer une propédeutique du numérique

Pour le reste de la population, qui n’est pas suffisamment formée aux usages numériques, il s’agirait enfin de créer une « propédeutique du numérique », (par analogie avec les niveaux obligatoires de maitrise du savoir « lire, écrire et compter », fixés come impératifs par la IIIe République).

On ne part pas de rien, puisqu’une expérimentation a été engagée dans trois territoires (la Drôme, la Gironde et la Réunion). Le Président de la République a annoncé le déploiement national du « Pass numérique », avec l’objectif de « former et accompagner 1,5 millions de personnes par an ». Le programme prendra la forme d’un crédit de 10 à 20 heures de formation, distribuées par Pôle Emploi, la Caisse d’allocations familiales (CAF), l’Assurance maladie, les villes, les agglomérations et les départements. De plus, plusieurs programmes gratuits en ligne ont été créés afin que les personnes puissent mesurer et développer leurs compétences numériques. Ces applications regroupent plus de 2000 épreuves, 700 tutoriels. Aujourd’hui, de nombreux établissements scolaires et d’enseignement supérieur utilisent ces solutions.

d) Réduire les carences techniques

Souvent, le sujet de la fracture numérique est présenté comme un thème technologique. Ce n’est pas exact : l’usage de l’outil est d’abord une affaire d’appui et de formation. Néanmoins, il ne faut pas nier les obstacles techniques, les zones blanches et la mise à disposition d’outils faciles d’accès.

Une des clefs de l’inclusion et de la réussite d’une application consiste également en son ergonomie, qu’elle soit facile d’accès. Si les gestes sont peu intuitifs, s’il y a une mauvaise organisation de l’application, une faille dans la conception ou un manque de convivialité, cela conduit certains utilisateurs à décrocher. La première chose à prendre en compte en matière d’ergonomie est l’efficacité. Cela signifie que l’utilisateur doit obtenir ce qu’il cherche rapidement et facilement. Une application doit répondre aux besoins dans les plus brefs délais, sans que l’utilisateur ait une grande connaissance de son utilisation ou que cela exige un long processus d’apprentissage. Les applications doivent parvenir à l’efficacité et l’efficience grâce à une bonne interface utilisateur. Les applications dites d’intérêt collectif devraient donc répondre à un cahier des charges dit de « simplification » afin de les rendre accessibles à tous.

Le sujet des « zones blanches », c’est à dire sans couverture numérique suffisante, est aussi une cause d’inégalité territoriale visant les ruraux. Pour lutter contre les zones blanches sans avoir à investir des sommes considérables, les opérateurs ont formalisé une distinction dans les infrastructures entre les infrastructures passives et les infrastructures actives [1].

On devrait cependant aller plus loin et imposer aux opérateurs de garantir une égale couverture du territoire, afin de ne pas faire supporter aux particuliers ou aux communes le coût très important de solutions de substitution et d’accélérer la couverture de ces zones défavorisées. La solution la plus évidente serait de contraindre davantage les opérateurs et d’orienter leurs investissements, même si ceux-ci sont peu rentables, même partiellement mutualisés

[1Les infrastructures passives sont par exemples les pylônes, mats, ou encore locaux techniques, tandis que celles actives correspondent aux équipements électroniques présents au sein des infrastructures passives.

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