I - REAFFIRMER LES PRINCIPES
On ne naît pas citoyen, on le devient
Les critères juridiques de la citoyenneté ne suffisent pas à rendre compte d’une crise ressentie de son contenu, ancienne mais de plus en plus aigüe (1).
En réponse, une refondation de la notion de citoyenneté devrait être assumée par l’école, à toutes les étapes du parcours scolaire (2), mais aussi par un effort accru pour construire une démocratie plus participative (3).
LE CONSTAT D’UNE CRISE DE LA CITOYENNETE.
La formule est inspirée de la formule qui ouvrait la renaissance de l’éducation civique à l’école primaire dans les années 1985-87 : « On nait citoyen mais l’on devient citoyen lucide et éclairé ». Il semble que ce passage soit de plus en plus problématique.
Certes, la citoyenneté française est liée à la détention de la nationalité française. De droit elle est acquise à la naissance pour les enfants dont l’un des parents au moins est Français (en vertu du droit du sang). En outre, les personnes nées en France de parents étrangers obtiennent automatiquement la nationalité française de plein droit au moment de leur accession à la majorité légale, à la seule condition qu’ils résident en France lorsqu’ils atteignent l’âge de 18 ans et qu’ils y résident habituellement depuis l’âge de 11 ans (sur une durée minimale de 5 ans).
Si la nationalité est une condition nécessaire à la citoyenneté, elle n’est pas suffisante juridiquement. Au sens strict, il faut aussi jouir de ses droits civils et politiques. Cette condition, d’un point de vue juridique, exclut de la citoyenneté les mineurs, les majeurs sous tutelle et les personnes déchues de leurs droits par les tribunaux.
Mais ces considérations de droit et de nationalité ne constituent pas le seul objet de la problématique citoyenne. Si comme la grande majorité des Français, nous sommes bien nés citoyens français de droit, nous n’étions ni lucides ni éclairés alors sur nos droits et nos devoirs. Connaître, comprendre, s’engager, réfléchir, s’impliquer, défendre, se mobiliser, se sentir responsable…, la liste des verbes qui caractérisent le chemin vers la citoyenneté est longue, mais souvent reste, hélas, à l’état de liste, la crise de la citoyenneté est maintenant une évidence. Hegel dans la Philosophie du Droit évoque le dur travail de socialisation, (interrelation et subjectivation) de la personne de droit pour devenir un sujet politique libre, un citoyen.
La citoyenneté s’acquiert par un chemin d’éducation, dans des conditions et des modes d’apprentissage que garantit l’école de la République. L’instruction est obligatoire pour les enfants des deux sexes. L’organisation de l’enseignement public, gratuit et laïque à tous les degrés est un devoir de l’état, comme le rappelle la Charte des Droits et Devoirs du citoyen français.
À 18 ans le citoyen de nationalité française entre dans la plénitude de ses Droits et Devoirs de citoyens français, le premier de ses droits qui est aussi un devoir étant de participer à l’élection des représentants du peuple. Or le premier constat de la crise de la citoyenneté est la désaffection d’une forte proportion des citoyens qui s’abstient de ce droit, qui donc semble ne plus croire à l’importance du principe de la République : « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple. Direct ou indirect, le suffrage est toujours universel égal et secret » (Charte des Droits et Devoirs du citoyen français). Le taux d’abstention aux différentes élections est croissant depuis l’instauration de la Vème République [1] et reflète des disparités croissantes, régionales et sociologiques. 72% des jeunes de 18-34 ans se sont abstenus aux élections municipales de 2020, les classes moyennes et populaires à des taux supérieurs à 40%.
La loi est l’expression de la Volonté générale qui s’exprime démocratiquement par le bulletin de vote. Que signifie alors la citoyenneté pour ceux qui refusent d’exercer leur droit à déléguer leur souveraineté aux représentants de la République ou de se prononcer lors de référendum ? Qu’est-ce qu’être citoyen, si la personne refuse de participer à la définition de l’intérêt général qui « ne se résume pas à la somme des intérêts particuliers mais la dépasse."(Rousseau).
Au-delà des taux croissants d’abstention aux différentes élections, la crise de la citoyenneté s’exprime par une perte plus répandue encore, celle de la confiance envers les dirigeants politiques, (leur mode de gouvernance en « coterie ») et envers les représentants élus de l’Assemblée nationale (députés du parlement et sénateurs). La défiance n’est pas nouvelle mais régulièrement alimentée par les scandales des prébendes que s’accordent des ministres et candidats aux plus hautes fonctions électives. La crise de confiance est encore plus aigüe parmi les jeunes « citoyens » qui ont perdu l’idée de nécessité de leur engagement dans les formes de la représentativité politiques actuelles, voire plus grave qui ne reconnaissent pas la légitimité des institutions à les représenter.
2. LA REAFFIRMATION PAR L’ECOLE D’UN PARCOURS DE FORMATION A LA CITOYENNETE
S’il y a un lieu où la sensibilisation est possible, ce ne peut être que l’école, le système éducatif dans son ensemble à tous les niveaux et dans toutes les orientations. En effet, l’école républicaine constitue le creuset où chaque enfant éveille sa conscience de citoyen et travaille à s’émanciper de sa sphère privée en découvrant la sphère publique, en pratiquant la laïcité et la solidarité, en visant l’intérêt général, prioritairement à l’intérêt individuel.
Mais attention, dans l’urgent souci de réforme face à la crise de la citoyenneté, il ne s’agira pas de répéter les règles morales des droits et des devoirs, telles que les instituteurs, les « hussards de la République », l’enseignaient à nos parents, selon les formulations de l’éducation civique d’antan. Pour gagner la confiance des nouvelles générations, l’école doit préparer le jeune citoyen en le structurant, non pas en vue de son employabilité et de la performance économique, mais autour des valeurs civiques et humanistes qui lui permettront d’être un individu responsable de sa vie personnelle et sociale, capable d’agir en responsabilité dans la société civile et ainsi d’ailleurs de mieux faire face au défi d’un environnement économique et technique en perpétuelle transformation. Cette formation à la responsabilité et à la prise de confiance en soi (subjectivation), à fort enjeu éthique, nécessite des dispositifs parallèles d’accompagnement économiques et sociaux, favorisant l’autonomisation des individus dans les premières années de leur intégration sociale, prioritaires quel qu’en soit le prix. La problématique d’un revenu garanti est associée à cette nécessité d’intégration de la jeunesse à la société civile.
On a cité déjà le leitmotiv de la renaissance de l’éducation citoyenne, en 1985-87 : « On nait citoyen mais l’on devient citoyen lucide et éclairé ». Pour que l’école républicaine forme des citoyens lucides et éclairés, rappelons dès l’école maternelle et l’école élémentaire les grandes étapes de l’apprentissage du « vivre ensemble » et des règles de vie qui ont trait à la civilité, à la politesse, au respect, à la solidarité. Cette première étape correspond à une “citoyenneté civile” que l’on peut référer aux notions de respect de l’autre, de dignité personnelle de chaque être humain, valeurs fondamentales et universelles sous-tendant les Droits de l’Homme.
Au collège doit se développer « une citoyenneté plus sociale », par la vie associative à l’intérieur ou à l’extérieur de l’école, par une solidarité organisée entre élèves, la participation à la mise en application des règles et la discipline de la vie scolaire, parfois par des projets de coopération internationale. Les droits déclinés dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, peuvent ou doivent être illustrés, contextualisés, dans des programmes et activités scolaires.
Dans le cadre de la vie scolaire et associative des établissements, collégiens et encore plus lycéens doivent pouvoir s’initier à la « citoyenneté politique et responsable », dans le cadre d’assemblées suscitant des débats et des propositions véritables. Dans la continuité de l’école, ils devraient être incités à prendre part aux conseils municipaux de la jeunesse, premiers pas de l’engagement citoyen et de l’apprentissage de la démocratie participative.
Beaucoup de lycéens sont majeurs en fin de scolarité…. Mais c’est aussi le moment du décrochage scolaire. Cent quarante mille jeunes quittent chaque année le système scolaire sans diplôme. Ont-ils pour autant le bagage éducatif suffisant ou une quelconque maîtrise de la technologie digitale (NTIC), en dehors de la fréquentation addictive des réseaux sociaux et des jeux vidéo ? Le système scolaire doit se réformer dans sa philosophie et sa pratique pédagogique.
Nous devrions ainsi réfléchir un nouveau projet pédagogique à l’école publique. L’enseignement ne peut se limiter à transmettre des connaissances scolaires. Il lui faut aborder l’ensemble du champ de la curiosité intellectuelle : en un mot, éduquer. L’enseignement paraît encore trop coupé des réalités et des préoccupations quotidiennes et du devenir social des générations des futurs citoyens. L’objectif de l’éducation est de former le caractère d’un enfant, d’un adolescent et d’un presque adulte, de donner le goût de la vérité, du sens critique et du libre examen, par un vécu naturel. En développant les « capacités transversales » d’analyse, de choix et d’organisation, le jeune acquiert les moyens de comprendre et de résoudre les problèmes du quotidien. Ces capacités ouvrent à l’autonomie nécessaire pour être un homme libre et conscient de son rôle dans la vie sociale.
Pour cela, l’éducateur doit veiller à ce que les savoirs soient acquis « en situation » avec une action pédagogique efficace ouvrant sur des choix de vie, et une assistance pour élaborer un projet individuel. Dans ces conditions, le jeune aura la motivation de curiosité pour acquérir les savoirs et le savoir-faire d’un projet de vie et professionnelle.
Dès le lycéen général et dans les classes professionnelles, dans l’enseignement supérieur, une nouvelle répartition des temps éducatifs est indispensable. Ces temps seront conçus sous forme d’expériences acquises en alternance, dans les associations sociales pour la partie citoyenne et en entreprises pour la partie compétence professionnelle, engageant le jeune sur des perspectives d’avenir, dans un service civile obligatoire. L’intérêt majeur de cette nouvelle alternance sociale serait de permettre, dans le cadre même de la formation, de tester les conditions réelles d’un projet professionnel, de percevoir les contraintes, de prendre confiance en soi sur des paramètres autres que ceux de la méritocratie scolaire. Cette inclusion d’alternance dans l’espace civil et économique est essentielle pour stimuler l’intérêt du jeune à la chose publique et à l’intérêt général.
La méritocratie a été au cours des deux siècles passées le fer de lance de l’excellence républicaine selon le principe de La Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen de 1789 qui affirme que « Tous les citoyens, étant égaux à ses yeux, sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents ». Mais cette égalité de principe doit exclure tout ordre « aristocratique », de privilège de classe, d’origine ou de statut, de droit ou de fait à occuper les places dominantes donnant du pouvoir. Or depuis les années 50 la France aurait connu, selon certains analystes du fait social, un extrémisme méritocratique qui « peut conduire à une course poursuite entre les super-cadres et les rentiers, au détriment de tous ceux qui ne sont ni l’un ni l’autre » (voir notamment les analyses Thomas Piketty, dans Le Capital au XXIe siècle).
La possibilité offerte à de plus larges cohortes de la jeunesse de faire des études longues n’a pas gommé le fait que ce sont les enfants des catégories économiques les plus riches et éduquées qui en ont profité. « Les familles d’origine sociale élevée favorisent les études longues et donc la position sociale : « l’effet de dominance » est supérieur à « l’effet de méritocratie » lié aux diplômes », comme l’a résumé Raymond Boudon, en 1973. Le principe méritocratique révèle aujourd’hui son ambigüité : d’un côté idéal, utopique et républicain, de l’autre favorisant un élitisme de diplômes justifiant un système social inégalitaire, enfin idéologique et mystifiant, légitimant le droit d’élites (économiques et politiques, souvent les deux à la fois, alternativement) d’exercer autocratiquement le pouvoir politique et social sur les vaincus du système, les exclus d’une pleine citoyenneté. D’aucuns estimeront alors que l’école de la république, en dépit du discours méritocratique et de la générosité de ses intentions, « occupe une place centrale dans les mécanismes de reproduction sociale », selon l’expression de Patrick Champagne. D’autres (comme Elise Tenret) notent que « si la méritocratie scolaire est bien une composante de la méritocratie systémique globale, elle ne doit pas être confondue avec elle ».
Ces considérations nous enjoignent à réfléchir urgemment, sur l’orientation philosophique et humaniste du fonctionnement de l’école républicaine, sur l’exigence démocratique qui doit accompagner notre vision de son rôle de creuset de la citoyenneté.
3. DES POLITIQUES A CONSTRUIRE PAR L’ÉTAT, POUR UNE DEMOCRATIE PARTICIPATIVE
La responsabilité régalienne de l’État, de donner (ou rendre) à la nation des générations capables de s’insérer socialement et de jouir pleinement de leurs droits et devoirs de citoyens, ne relève pas que de l’institution scolaire publique. D’autres politiques publiques doivent également être mobilisées. En effet, l’illettrisme, l’absence de qualification professionnelle, le défaut d’acquisition des règles de sociabilité, rendent précaires les chances d’intégration sociale et économique d’une part de la jeunesse, qui rejoint de fait la masse de plus en plus importante des citoyens précarisés, marginalisés, humiliés, qui ont perdu confiance dans la république et ses institutions parce qu’elles n’ont pas été capables de les accompagner et de leur donner la pleine capacité d’exercer leur droit à une vie digne.
Mais sans attendre de préalable, il convient de promouvoir de manière plus active les mécanismes de la Démocratie participative, qui reconnaît la capacité de tout individu à être partenaire dans la définition des choix communs. Le diagnostic a été posé, des pistes identifiées, quelques-unes déjà expérimentées. On devine une forte aspiration citoyenne à des modalités participatives de démocratie tant au niveau local que social et économique.
Pour que le devenir citoyen soit pleinement assuré il est en effet nécessaire de donner des « gages » de participation citoyenne aux citoyens adultes que nous sommes. Dans l’exercice de souveraineté politique, les Droits et Devoirs du citoyen, délégués à des représentants élus, sont de fait remis en question par un désengagement massif des citoyens envers le système politique actuel (abstention, crise de confiance). Un chemin d’une révision des modalités de représentation et de souveraineté doit donc s’ouvrir devant nous. Malgré les divers freins et la frilosité compréhensible à lancer des réformes constitutionnelles d’ampleur, nous devons prendre au sérieux ce mouvement de désaffection démocratique sans tenter d’y répondre par de simples actions velléitaires ou de communication sans conséquences. Nous devons raisonner comme si nous entrions à nouveau une ère constituante.
La démocratie participative est un partage du pouvoir politique pour « faire ensemble ». Elle complète la démocratie représentative et de ce fait permet d’éviter les risques de dérive des autres formes de démocratie : émergence de chefs pour la démocratie directe, tentation populiste pour la démocratie de proximité (« la France d’en bas »), simulacre de démocratie des assemblées consultatives ad hoc, fussent-elles tirées au sort selon l’antique pratique athénienne, enfin repli communautariste. Les formes de démocratie participative préviennent l’affaiblissement de la démocratie représentative, la revivifient par l’implication citoyenne sur les sujets d’intérêt commun. Quand la politique n’est plus une simple affaire d’intendance et d’administration publique et qu’un régime tient compte des attentes et souhaits de la société civile, il gagne en efficacité. Or son expression doit provenir de citoyens et de leurs associations responsables, volontaires pour s’impliquer dans le processus de définition des orientations et de décisions (et non pas seulement pour une fonction consultative). La démocratie participative repose sur un lien, un pari de confiance inconditionnelle. C’est sa force et son intérêt.
Les domaines d’application de la démocratie participative sont l’ensemble des sujets qui relève du « commun » : éducation, santé, politique de la ville, aménagement du territoire, protection de l’environnement, et l’organisation du travail et de la vie économique.
Un autre domaine dans lequel nous pourrions donner rapidement des gages démocratiques à nos concitoyens est la vie des entreprises. Il s’agirait d’établir un régime de co-gourvernance des entreprises, des administrations et établissements publics et privés. Il faut remettre en question la prédominance patrimoniale et financière sur la gouvernance des activités économiques qui donne l’exclusivité du pouvoir de décision, d’orientation stratégique et économique aux actionnaires et à un management délégué. Un nouveau droit de l’entreprise et de son actionnariat devrait être élaboré, débattu à l’Assemblée nationale, voté par les parlementaires ou par référendum citoyen. Il est urgent de contrebalancer le pouvoir exclusif de décision stratégique et opérationnel des conseils d’administration où ne siègent que les actionnaires, excluant les salariés, les citoyens qui produisent la valeur de l’entreprise et sa richesse. Nos voisins européens, allemands, scandinaves, performants sur le plan industriels et économiques font une part plus belle à la démocratie économique de consultation et de gestion opérationnelle des entreprises. A cet égard le mouvement coopératif entrepreneurial constitue en France une référence de démocratie en entreprise.
Les institutions publiques ou privées de services et de prestations s’adressant à l’ensemble des citoyens usagés devraient en outre ouvrir leur conseil d’administration non seulement aux salariés, mais aussi de leurs usagers citoyens pour que leurs avis et intérêts soient représentés et entendus.
[1] 2017 : 57,36% aux législatives au deuxième tour, 2019 : 49,88% aux européennes, 2019 : 22,23% aux présidentielles, 2020 : 58,40% aux municipales.