1. DES PRINCIPES A « REVISITER » 

Quelle régulation économique ?

La crise sanitaire, soudaine et brutale, a contraint l’État, la Commission et la BCE à intervenir puissamment pour contrer l’arrêt presque complet des économies. Par-delà les mesures monétaires et budgétaires, la Commission a assoupli sa doctrine sur les aides d’État pour faciliter le soutien de secteurs et entreprises frappés de plein fouet, tout en conservant son droit de regard sur la compatibilité des aides avec les traités européens. Ce contexte particulier ouvre un débat jusque-là assez fermé, sur la possibilité de modalités de régulation différente, aussi bien dans ses principes (1) que dans ses modalités (2).

1. LES PRINCIPES

On peut imaginer la régulation économique comme le cadran d’une horloge, avec une petite aiguille qui pointe sur des valeurs essentielles et des principes, et une grande qui suit quant à elle les cycles de la production. Si c’était le cas, alors la petite aiguille devrait être orientée vers plus de respect de l’individu, pris non comme un objet brut de calcul économique mais comme une entité à la base de tout développement, de toute création. La grande aiguille devrait quant à elle, logiquement (car les deux aiguilles sont solidaires, même si leur cycle n’est pas identique) viser à ce que les intérêts du consommateur soient préservés et la justice sociale préservée, tout en mettant en place les conditions pour la croissance et l’innovation.

Une autre traduction peut être de tenir bon (avec la petite aiguille) sur les principes, en tirant les leçons des crises précédentes [1] (et pour le futur, de la crise présente qui commence). Une des causes de cette crise est en effet l’absence de préparation et de réaction aux alertes pourtant lancées à de nombreuses reprises sur le risque d’une pandémie [2]. On peut y voir l’influence d’un courant extrêmement efficace, ou même d’une idéologie, qu’on pourrait qualifier « d’anti-précaution ». Il regroupe à la fois des scientifiques (au sein de l’académie des sciences, notamment), des chefs d’entreprises (influents au sein du Medef) et des intellectuels, pour lesquels le principe de précaution serait un handicap dans la course à l’hégémonie économique. C’est en réalité une autre forme de « dumping » qui tire vers le bas dans un contexte de concurrence mal régulée au plan international. La crise à laquelle nous sommes confrontées aujourd’hui est en large part le produit prévisible de cette non-préparation, de ce refus d’entendre des alertes insistantes.

Ce contexte de concurrence mal encadrée fournit en fait un terrain pour l’idéologie libérale, voire ultra libérale, qui se caractérise par la réduction du poids de l’État et la déréglementation de la finance. Il faudrait selon cette idéologie toujours réduire les dépenses publiques, les dépenses de santé, rechercher dans la production « un coût zéro » (ce qui a entrainé cette immense vague de délocalisation). Cette idéologie n’a pas épargné les services publics, avec les conséquences que l’on mesure aujourd’hui : la fermeture de nombreux services publics de proximité engendre un sentiment d’abandon et crée des territoires délaissés de plus en plus vastes, Plus essentiellement, la recherche de la rentabilité dans les services publics a occulté la finalité des services publics, notamment leur rôle social, assurantiel.

Mal assurées contre le risque de pandémie, nos économies ont « dévissé » de concert. L’interdépendance très forte des économies nationales et des places financières a favorisé la diffusion des déséquilibres, au sein de l’économie réelle comme très vite de la sphère financière. En effet, dans le cadre d’une économie globalisée, sans « pare-feu », les difficultés rencontrées par un acteur ou un marché financier dans un pays sont en effet susceptibles de se propager à l’ensemble du système et menacent d’entraîner un effondrement systémique. Une leçon à tirer est donc d’imaginer un rééquilibrage, vers des zones « macro-régionales », qui limiteraient la transmission des déséquilibres, tout en inscrivant l’économie de ces zones au sein d’un modèle d’économie globalisée.

2. LES MODALITES

La crise actuelle a légitimé un retour massif des interventions des pouvoirs publics, à tous les niveaux, dans l’économie : au niveau global, au niveau des secteurs, enfin au niveau des entreprises par l’intermédiaire de systèmes de crédits aidés et de temps partiel financé.

Passé la première période d’intervention d’urgence, on doit aussi réfléchir à des politiques plus structurantes, ce qui implique d’intervenir dans les orientations stratégiques d’entreprises que l’on considère comme structurantes : les champions nationaux. Cela suppose de renouer avec une politique industrielle, alors même qu’on l’avait délaissée. On doutait de cet instrument essentiel pour insérer la France dans l’économie monde où la concurrence est souvent le moyen privilégié par les États pour asseoir leur puissance économique et politique,
Pour cette raison, le dogme de la concurrence (et le « pilier d’une politique de la concurrence) devait suffire à maintenir l’Europe dans la dynamique mondiale de l’innovation et de la croissance, supposée assurer suffisamment sa souveraineté.

Ce dogme est ébranlé : nombre de secteurs essentiels disparaissent ou sont marginalisés. A l’heure des Prêts Garantis par l’État face aux difficultés de nos grandes entreprises comme Renault ou à Air France, il convient donc de réinventer, dans l’urgence, une politique industrielle et donc de s’interroger sur le sens à lui donner.

Un tel débat, crucial pour préparer l’avenir économique du pays, devrait être mené dans la transparence (ce qui n’est pas le cas aujourd’hui en France). À cette fin, il a paru utile de chercher à clarifier quelques principes ou éléments :
₋ un plan de sauvetage coordonné des compagnies aériennes s’impose désormais. Mais pourquoi ne pas créer à cette occasion une compagnie européenne, une sorte de « European Airlines ». Plus généralement, il faudrait réfléchir à étendre, voire généraliser pour un certain nombre de secteurs stratégiques le statut de Societas Europaea. Évidemment, cela implique de reconsidérer pour ces secteurs plus durablement nos règles de concurrence et d’aide d’État ;
₋ il conviendrait de faire émerger une souveraineté industrielle et technologique Européenne. Cela passerait par la constitution de champions Européens, capables de concurrencer les grandes entreprises des autres continents (chinoises, américaines), notamment dans le domaine du numérique, mais aussi dans les secteurs plus traditionnels. Cela passerait également par une reprise en main par les États d’une politique d’investissements dirigée, fondée sur une vision à moyen et long terme, soucieuse de l’environnement ;
₋ la politique d’investissement nécessiterait de favoriser la réinstallation d’industries avec un financement ad hoc (crédits garantis par l’État), mais aussi dans le respect de normes contraignantes pour l’entreprise en termes sociaux et environnementaux. La politique de l’emploi et sa protection comme le recours à des technologies propres conditionneraient le soutien de l’État ;
₋ l’aide à l’implantation dans des sites devrait s’inscrire dans une véritable politique d’aménagement du territoire (avec des zones franches, en recherchant des équilibres territoriaux …), pour éviter les fortes concentrations dans les grandes zones urbaines et participant d’un maillage du territoire. Il s’agit en fait, sans esprit de nostalgie, mais en vue de l’efficacité, re réinventer « l’aménagement du territoire », de même que l’on est en train de réinventer le Plan. D’ailleurs, les deux sont liés : la relance de l’industrie gagnerait à s’adosser à un plan stratégique national ; la régulation doit s’étendre au-delà de la politique industrielle. C’est une utopie que de croire en la rationalité des acteurs économiques. Il en est de même pour ce qui est de l’ajustement des prix par les règles du jeu du marché, des marchés, ajustement qui serait toujours l’alpha et l’oméga du contrat « gagnant/gagnant ». Une régulation forte est indispensable dans le jeu social, la santé, les finances, les assurances. Bref, dans tous les secteurs où le bien-être et la sécurité des citoyens sont engagés. Cela revêt une dimension particulière pour ce qui concerne les plus démunis (couverture santé universelle, revenu universel d’existence, logement, accès à l’éducation…).

[1La dernière remonte à 2008, elle était financière. Ses causes et ses modes de diffusion ont été trop peu analysés, cependant.

[2Parmi les nombreuses alertes, on peut citer un rapport du congrès américain en 201 ou de l’académie nationale de médecine, enrichi de l’expertise de 17 spécialistes mondiaux qui tous deux alertaient sur les risques pandémiques, ou encore les avertissements de l’Organisation mondiale de la santé (OMS)

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