III - DES PILIERS ETHIQUES A MEDITER E LE LUMIERE DE CETTE EXPERIENCE
Que retenir du choix universel de la vie humaine avant tout autre considération ?
« N’admets-tu pas que le contraire de la vie, ce soit la mort ?
...Et qu’elles naissent l’une de l’autre ?... Alors, de la vie, que naît-il ?
– La mort, répondit-il.
– Et de la mort ? reprit Socrate.
– Il faut, dit-il, avouer que c’est la vie. »
Platon, Phédon.
Lors de la crise de la Covid-19, les responsables politiques ont, le plus souvent, donné la priorité à la préservation des vies humaines sur les intérêts de la production. Ils ont mis entre parenthèses l’économie. La France n’a pas fait exception. Au contraire. Comme l’a dit le Président de la République française Emmanuel Macron, 12 mars 2020 : « la santé n’a pas de prix. Le gouvernement mobilisera tous les moyens financiers nécessaires pour porter assistance, pour prendre en charge les malades, pour sauver des vies. Quoi qu’il en coûte ».
Que peut-on retenir de cette « préférence collective », pour notre réflexion éthique (1) et pour notre compréhension de l’évolution de notre société (2) ?
1. UNE INVITATION A RENOUVELER NOTRE REFLEXION SUR LA VIE
L’interrogation sur la vie repose en premier lieu sur le constat d’une incapacité à définir ce qu’elle est exactement. Si le développement des connaissances en biologie, en génétique et dans bien d’autres sciences fondamentales, nous permet de manipuler toujours plus les organismes vivants et d’en analyser leur structure, la complexité des processus qui président à leur apparition, leur croissance et leur capacité d’adaptation, n’autorise guère mieux que d’en admettre l’existence, et au bout du compte à prendre acte de la constitution d’une dérive entropique aboutissant à leur mort inéluctable. Les progrès futurs de la biologie et des neurosciences seront-ils, un jour, à même de répondre à ces questions mieux qu’un Claude Bernard quand il pensait que la vie ne peut se comprendre sans une idée directrice d’ordre métaphysique ? Ou qu’un Bergson, qui estimait que la vie restera toujours une énigme pour notre intelligence mécaniste, adaptée à la manipulation des objets physiques ?
La notion de vie se caractérise notamment par la difficulté que pose sa délimitation. Le participe présent et le participe passé ouvrent déjà deux horizons conceptuels différents. Le vivant renvoie à l’idée d’un être organisé. Est-il limité à ses fonctions ? Est-il une sorte de machine ? A-t-il un principe propre ? Le développement de la vie est évolutif, mais également décroissant. Quant au vécu, il renvoie à l’expérience à la première personne, donc à la conscience de ce qui est ainsi vécu (idées, sensations, émotions).
A quoi l’attribuer ?
A une âme ?
A une sensibilité de la matière ?
A la nature de celui qui vit ?
Ces oppositions en entraînent d’autres, conduisant à s’interrogeant sur la non-vie. Le non vivant peut signifier ne pas appartenir au monde des vivants qui incluent les animaux, les végétaux et certains micro-organismes. Le non-vivant serait alors le minéral, l’énergie, mais ce n’est pas la mort. Est mort ce qui est sans vie, alors qu’il appartient (appartenait) au domaine des vivants. L’absence de vécu renvoie à la question de savoir ce qui est conscient et ce qui ne l’est pas. En quoi vivre quelque chose et en être affecté diffèrent-ils ? Qu’est-ce qui différencie vie et existence ? Toutes ces difficultés se doublent d’une difficulté fondamentale : le vivant et le vécu impliquent toujours une forme de spontanéité et d’auto-détermination, de l’être vivant ou de la conscience. Mais le spontané peut-il être déterminé par des règles ou des lois comme la science en énonce ? Une fois de plus, on revient à l’idée Bergson, que la vie échappe aux concepts de l’entendement et de la science. Mais souvenons-nous que la vie a toujours un prix… jusque sur les marchés aux esclaves selon, l’état « sanitaire » de l’homme/la femme mis en vente, précisément.
La philosophie, est-elle une méditation sur la vie ou sur la mort ? Selon Heidegger : « Aussitôt qu’un homme vient à la vie, il est déjà assez vieux pour mourir [1]. » Peut-être, mais en réalité, « personne ne croit à sa propre mort ou, ce qui revient au même, dans son inconscient chacun est persuadé de sa propre immortalité » (selon Freud) [2]
2. UNE INTERROGATION COLLECTIVE QUI MET EN EVIDENCE LA NECESSITE DE « BONS REFLEXES »
Au plan collectif aussi, notre monde contemporain a donc choisi d’occulter la mort. Mais la pandémie nous a rappelé, collectivement, que la mort est une réalité. Encore n’a-t-elle frappé qu’assez discrètement ! Si elle avait touché les enfants autant que les personnes âgées, combien plus grande aurait été l’émotion ! Dans les EHPAD, le confinement a pris des allures de bannissement.
Était-il acceptable de priver ces personnes de cette part d’humanité qu’est la présence d’un proche ?
Comment a-t-on pu, dans bien des cas, les laisser mourir seules, sans être accompagnées ?
Était-il moral, pour ne pas dire humain, de les enterrer dans une quasi-clandestinité ?
L’obligation d’accompagnement des personnes en fin de vie et des morts constitue une caractéristique fondamentale de toutes les sociétés humaines. Il s’est produit là, discrètement, une transgression anthropologique majeure, qui n’a pas suscité suffisamment de protestations collectives, au-delà des familles et des personnels soignants concernés.
La pandémie a confirmé deux choses que nous savions déjà mais que nous avions tendance à oublier : la peur de mourir est plus grande dans les sociétés prospères que dans les sociétés pauvres, la fraternité plus forte dans les temps de guerre et de dénuement que dans les temps de paix. Avoir fait le choix universel de la vie humaine avant toute autre considération est apparu pour beaucoup comme une évidence, même si cela mettait en péril non seulement l’économie, mais également les libertés fondamentales. Cette pandémie mondiale a révélé notre vulnérabilité existentielle et mis en évidence les dangers écologique et climatique. Elle a mis en relief deux tendances qui traversent notre société : la toute-puissance illusoire et infantile de l’individu (qui renvoie à une société anomique), et l’aspiration à l’éthique et à la fraternité (qui relève d’une société solidaire).
Elle a ravivé le lien intime entre éthique et politique, en passe d’être oublié dans notre monde ultra-individualiste. Une conclusion peut être affirmée : le pouvoir principal doit rester dans les mains du décideur, c’est-à-dire, dans nos démocraties, l’élu. A lui de réaliser la synthèse délicate des positions prises les conseils scientifiques, par les soignants, les économistes, les acteurs sociaux… qui, tous, en responsabilité, disposent d’une fraction de pouvoir. La science dit ce qui est et non ce qui doit être. Elle n’a pas de rôle prescripteur en matière d’éthique. De même, les médecins n’ont ni la vocation ni la légitimité pour décider au-delà de leur champ d’activité.
« La Démocratie est le régime de la dissolution des repères de la certitude. » (Claude Lefort [3].) Face à tout drame qui met en jeu la vie humaine à grande échelle, le pouvoir politique ne devrait pas chercher à s’affranchir des règles démocratiques et pour cela s’efforcer à l’inverse de consulter le plus largement possible.