3. Vers de nouvelles formes de mise en oeuvre de la responsabilité 

Redonner "voix au chapitre" aux diverses parties prenantes des entreprises

Comment donner voix au chapitre aux citoyens, c’est une question constante dans tout système démocratique, de manière à s’assurer que les décisions prises collectivement correspondent à la satisfaction des besoins de tous. Cette question générale se pose également au niveau de toutes les organisations humaines, en particulier les entreprises.

1. UNE RECONNAISSANCE DE PRINCIPE

La financiarisation de l’économie a eu pour effet d’isoler progressivement l’entreprise de son environnement. Cet isolement est aujourd’hui source d’insatisfaction mais aussi de faiblesse, à la fois au niveau microéconomique (la satisfaction de l’individu qui travaille dans l’entreprise n’est qu’une composante de son existence) et au niveau macroéconomique.

Pourtant l’entreprise devient dans un certain sens un objet collectif, lorsqu’elle dépasse une certaine taille. Souvent, les mesures prises par l’État sont destinées non pas à une entreprise prise individuellement, mais à la collectivité des entreprises. La dimension d’intérêt général attachée à l’entreprise se manifeste également au plan juridique à plusieurs égards en cas de redressement judiciaire notamment.

Au printemps 2020, de nombreux États ont décidé de quasi-arrêter l’économie pour protéger la société des dégâts d’un virus ; et proposé un système de soutien à la société inédit. Plusieurs gouvernements ont aussi posé le principe : pas d’aide s’il y a distribution de dividendes. On peut se demander pourquoi cette décision ne concerne que les seuls actionnaires (et pourquoi on ne fait pas la différence avec une juste rémunération). Mais on peut aussi et d’abord relever que ce disant et peut être sans s’en rendre compte, il est affirmé que l’entreprise relève aussi de l’intérêt général et pas seulement de celui des actionnaires, puisqu’est sollicitée l’intervention de l’État et donc de la Nation, en cas de grandes difficultés. Sauver une entreprise avec des fonds publics n’en fait-il pas d’une certaine manière un bien commun ? Et de manière plus immédiate, l’intrusion de l’État dans l’exercice du droit de vote (des actionnaires) ne soulève-t-elle pas, certes maladroitement, la question d’une obligation de l’actionnaire vis-à-vis de l’entreprise, quand il exerce ce droit qui lui a été confié ?

Plusieurs constats ou questions se posent dans le prolongement de ces interrogations :

  • on a parfois le sentiment que le montant des dividendes est « illimité » sur le plan juridique, alors que les responsabilités économiques des actionnaires sont limitées par le droit des sociétés ;
  • le système « entreprise » n’existe pas en droit et la nécessité de ce droit n’apparait qu’en cas d’extrême difficulté ou d’imminence de la disparition de l’entreprise ;
  • le droit de l’entreprise, en période de crise, se manifeste souvent par une tendance à la « nationalisation » (totale ou partielle ; directe ou indirecte) et/ou par des prestations de soutien et de protection. C’est seulement dans ce cas que l’évidence apparait, d’un point de vue strictement économique et sociétal, que l’entreprise appartient, d’une manière ou d’une autre, à l’ensemble de ses parties prenantes, qu’elles soient individuelles ou collectives ;
  • il convient de poser que l’entreprise est d’abord un système social à contraintes économiques, plutôt qu’un système économique à contraintes sociales.

2. LA TRADUCTION EN NOTIONS JURIDIQUES OPERATOIRES

On voit bien alors apparaitre la nécessité de disposer d’un droit spécifique de l’entreprise, au-delà du seul droit des sociétés. Ce droit de l’entreprise à construire devrait établir un lien entre d’une part l’intérêt général et d’autre part l’orientation, le pilotage et le fonctionnement de l’entreprise. Il sera néanmoins essentiel que la prise en compte de l’intérêt général ou des biens communs ne soit pas une obligation imposée à l’entreprise « par le dessus », qui s’ajouterait à son activité comme une contrainte décidée ailleurs, mais comme une préoccupation prise en compte par ses organes sociaux dans la formulation de son objet.
Ce droit à construire ou à déployer doit faire valoir aussi le fait qu’une entreprise ne peut pas se passer de la société qui l’héberge. Penser le droit, c’est aussi penser les règles du jeu de la société que l’on souhaite pour demain. L’objectif est de participer à la construction d’une économie dans laquelle les entreprises sont au service des attentes de la société. Il est aussi d’initier un mouvement autour d’un modèle de gouvernance européenne, dont le socle manque encore. Le modèle de la primauté actionnariale est dépassé mais celui dit « des parties prenantes » est à construire.
L’entreprise, quelle que soit sa forme, est un lieu d’excellence pour construire le futur et pour pratiquer le partage, une source d’efficacité, de performance et de réussite. C’est sa responsabilité et elle doit être reconnue pour cela. Le droit de l’entreprise peut être de ce point de vue un outil majeur pour « faire société ». Et pourtant le droit se concentre aujourd’hui sur une fiction juridique, la société, et par l’octroi de la personnalité morale lui donne un pouvoir exorbitant sans faire le lien avec le projet d’entreprise. Parallèlement le législateur introduit de nouvelles notions telles que « les parties prenantes » ou la raison d’être dans le droit des sociétés, alors que le lieu de leur mise en œuvre est plutôt l’entreprise.
Tant que ce lien ne sera pas fait et que le droit des sociétés rajoutera des notions parallèles sans faire le lien entre elles, tant qu’il continuera à s’intéresser principalement à l’aspect capitalistique et aux associés ou actionnaires qui le personnalisent, le nouveau modèle préconisé restera du domaine de l’incantation et comme on le voit déjà, ne résistera pas aux logiques financières à court terme. Ce lien doit pouvoir se faire sans remettre en question le choix de donner la personnalité morale à partir de la mise en commun de capitaux.

3. DES MESURES DE PREFIGURATION ?

Dès aujourd’hui néanmoins les sociétés pourront prendre les mesures qui permettront une cohérence d’intention entre actionnaires, conseil d’administration et dirigeants pour une mise en œuvre énergique de la « raison d’être ». Le capitalisme financier ne s’intéresse pas, ou très peu, aux besoins auxquels l’entreprise doit répondre. Il recherche les occasions de faire des profits le plus vite possible, le plus possible, le plus facilement possible. Il investit les marchés, les métiers, les activités qui le permettent le plus ; tout cela est logique, on peut même dire cohérent. Que l’argent soit mis là ou ailleurs, peu importe pourvu qu’il rapporte. Quel intérêt porter à l’état de la société, aux inégalités, au chômage, qui peuvent même constituer des occasions d’enrichissement ?
Un capitalisme construit, souhaité et réalisé reviendrait à sa vocation première, satisfaire des besoins dans le respect de la préservation des biens communs. D’où la notion de « raison d’être ». On notera que certains pays sont allés déjà loin dans cette direction. En Allemagne, dans certaines entreprises, les salariés représentent la moitié des sièges au conseil de surveillance, dans les pays scandinaves, un tiers. C’est une forme de démocratie, de même que les pouvoirs donnés dans ces différents pays aux conseils d’établissement, qui disposent de beaucoup plus de pouvoirs qu’en France. Mais apparemment ce n’est pas cela que nous avons voulu copier. On organise une plus grande facilité à se séparer des travailleurs pour les employeurs, mais sans donner aucune contrepartie.
En 1985, le sociologue américain Robert Dahl expliquait qu’il n’y a aucune raison que les employés qui sont soumis aux règles contraignantes d’une entreprise n’aient pas les mêmes droits que les citoyens soumis aux lois d’un pays : droit à la parole, droit à participer aux grandes décisions. Il renouait ainsi avec toute la tradition du XIXe siècle, qui s’était efforcée de penser la démocratisation des lieux de travail, et notamment les modalités de l’association des producteurs associés. Aujourd’hui on nous parle d’organisations plates, réinventées, non hiérarchiques, mais les salariés continuent à être totalement tenus à l’écart des décisions majeures qui impactent pourtant leur vie. C’est un dossier qu’il faut désormais ouvrir.
À partir de là, la question de la mesure de la performance devient essentielle, puisque c’est elle qui assurera le respect concret de la finalité ainsi fixée. Une multitude de données et d’informations sont à disposition et leur nombre ne cesse de croître avec le temps. Mais leur corrélation avec la finalité de l’entreprise est essentielle. Actuellement et à l’exception des ajouts récents venant de la RSE, le système a été construit et pensé en fonction du seul profit.
D’une manière générale, on doit tenir compte du cadre retenu : produire de la satisfaction et l’améliorer est de ce point de vue la raison d’être des entreprises. Quel que soit le type d’organisation et le cadre juridique dans lesquels elles agissent. En effet tout le monde ne donne pas la même valeur et les mêmes priorités à l’entreprise. Cette diversité est une force pour la société. Les « parties prenantes » sont les éléments qui permettent à l’entreprise d’exister et de fonctionner et qui en attendent quelque chose. Leurs attentes sont à la fois convergentes et contradictoires. Leur satisfaction est un élément majeur de la réussite de l’entreprise.
La comptabilité générale et la fiscalité présentent une vision passéiste et défensive des entreprises, très versée vers l’optimisation fiscale. Les véritables résultats et les potentialités des entreprises doivent être reconnus et valorisés en développant et en reconnaissant en droit de nouvelles notions, telles celles d’empreinte écologique, d’empreinte sociale (évoquant l’emploi et l’évolution des compétences) ou sociétale (évoquant les capacités à échanger et coopérer).

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