II - PROMOUVOIR DES MODALITES 

Réhabiliter le fiscalité

Après une crise sanitaire qui a valorisé le rôle des salariés modestes et fait plonger les finances publiques (avec la transgression de la règle des 3% de déficits publics, écartée par le slogan présidentiel « quoi qu’il en coûte »), le débat sur la taxation des plus riches fait logiquement son retour, opposant d’un côté les partisans d’un rattrapage économique accéléré, prêts à brandir la nécessité de travailler plus ou de diminuer les salaires ; et de l’autre, ceux qui entendent faire contribuer les plus aisés à la facture de la crise, à l’issue d’une pandémie qui a érigé en héros les « premiers de corvée ». Ce débat confirme une absence devenue aigüe de consensus, dans le domaine de la fiscalité, en France comme dans de nombreux pays comparables, d’ailleurs, aussi bien théorique que pratique, comme l’ont montré successivement l’épisode de la taxe carbone et le mouvement des gilets jaunes, ou auparavant le débat sur la suppression de l’impôt sur la fortune [1] .

Il n’est pas dans l’esprit de ce travail de prendre parti dans ces débats précis ; mais il a paru indispensable plus généralement que soit « réhabilitée » la fiscalité, que soit restauré auprès des citoyens et des contribuables un effort d’éducation civique et de responsabilité, en renouant avec une tradition fondamentale du « consentement à l’impôt », pilier de la dépense publique et par les citoyens-contribuables. Les principes, souvent désormais passés sous silence, doivent être rappelés (1). On peut aussi sans doute exposer une sorte de modèle, réunissant les divers modes d’adhésion à l’impôt, qu’il convient de combiner (2) et en tirer quelques pistes de progrès (3).

1. DES PRINCIPES DESORMAIS PEU RAPPELES

Le principe juridique de légalité fiscale tire son origine du consentement de l’impôt, exprimé en France initialement dans un décret du 13 juin 1789 et repris par l’article 14 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 27 août 1789, intégré dans le bloc de constitutionnalité de 1958 : « tous les citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d’en suivre l’emploi, et d’en déterminer la quotité, l’assiette, le recouvrement et la durée ». Il n’est pas inutile de relire également l’article 13 de cette même Déclaration qui fonde la proportionnalité de l’impôt aux revenus de chacun : « pour l’entretien de la force publique et pour les dépenses d’administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés ».
Le principe de légalité de l’impôt, posé comme fondamental, semble pourtant affaibli : peut-être en raison du « parlementarisme rationalisé » ou de l’extension du pouvoir règlementaire, ou encore de l’application du droit communautaire qui restreint l’étendue des choix du Parlement en matière fiscale. Sans doute surtout en raison d’un environnement marqué par une métamorphose de l’État et plus spécifiquement du secteur public. Le passage du citoyen-contribuable à l’usager-client remet en cause en effet l’essence politique de l’impôt et par conséquent le lien constitutif entre la citoyenneté et la fiscalité. L’impôt tend de plus en plus à apparaître comme le prix d’un service rendu par l’institution qui en bénéficie, plutôt que comme l’expression d’un lien de solidarité, voire d’un devoir social. Un glissement de sens s’est ainsi opéré, que la « LOLF » [2] de 2001 ou et la RGPP (revue générale des politiques publiques) de 2008 ont accentué. Le civisme fiscal, dès lors, prend une dimension plus administrative et gestionnaire que politique.

Le contexte actuel fait ainsi cohabiter des logiques qui relèvent d’époques et de mondes différents : d’un côté, une logique politique ancienne, qui procède de la tradition démocratique et qui privilégie dans l’organisation et le fonctionnement du pouvoir fiscal la capacité politique ; d’un autre, une logique de gestion qui répond quant à elle à des impératifs économiques et qui privilégie une expertise technique, amplifiée demain par les moyens de l’intelligence artificielle.

Le caractère crucial de cette opposition s’observe aujourd’hui à travers la perte de sens du devoir fiscal, qui s’exprime par la banalisation de l’évitement de l’impôt. Il en résulte une perte de légitimité de l’impôt : sa fonction budgétaire, pas plus que sa fonction d’instrument de justice sociale, ne semblent remplies, d’autre part se développe un sentiment d’inégalité de la part des contribuables ne recourant pas à l’évasion fiscale. Un tel état d’esprit finit par favoriser, voire pour certains justifier, des pratiques d’évitement de l’impôt qui ne trouvent plus alors aucun frein, ni éthique, ni social.

Les résistances à l’impôt, notamment individuelles, se sont ainsi adaptées à un nouveau contexte caractérisé également par la hausse importante des prélèvements obligatoires, une mise en œuvre difficile du contrôle sur les mouvements de capitaux et le commerce mondial, enfin la judiciarisation de la société. Ces difficultés font peser sur l’administration fiscale une responsabilité nouvelle : c’est désormais sur elle et ses relations concrètes avec le contribuable, comme usager voire comme client, que reposent pour une bonne part la progression du consentement à l’impôt et la diminution des résistances de toute nature.

2. UN MODELE POUR MIEUX COMPRENDRE LES DETERMINANTS DU CONSENTEMENT A L’IMPOT

Deux chercheurs Almond et Verba (in The civic culture, Princeton University Press, 1963) ont développé une réflexion originale, déjà ancienne mais demeurée assez méconnue, sur les différentes composantes d’un civisme équilibré. Ils définissent trois modèles de culture politique : la culture paroissiale, liée à une structure traditionnelle décentralisée ; la culture de la sujétion correspondant à une structure politique autoritaire et centralisée, enfin la culture de participation, qui renvoie à une structure politique démocratique. Pour eux, la culture civique la plus effective ne correspond pas au modèle du citoyen parfaitement rationnel qui participerait de manière active et continue à la vie politique. En reprenant cette nomenclature, chaque culture politique comprendrait des éléments variables, paroissiaux, de sujétion ou de participation. La culture civique idéale serait mixte, notamment parce que cette mixité favorise le consentement à l’impôt.
L’aspect paroissial, par sa dimension de proximité, facilite en effet, par exemple, la perception directe par chacun de l’utilité d’une action publique, la nécessité de son financement et donc d’un prélèvement fiscal. La structure communale et la responsabilité fiscale des élus locaux sont des éléments essentiels dans la pédagogie de l’impôt, renforcée désormais par la proposition de « budgets participatifs » sur des micro-projets, débattus en conseils de quartier ou conseil municipal d’enfants et de jeunes. Cette dimension culturelle colore également le sentiment d’appartenance nationale, vouloir vivre en commun aux composantes affectives. Ce lien ne se décrète pas : il est le fruit de l’histoire personnelle et collective et il constitue un fondement important de la socialisation, qui devrait être développé par les apprentissages de l’école.

L’aspect participation est quant à lui du domaine de la rationalité : il introduit l’expression et la discussion et nécessite donc l’information et la réflexion. Son effet est positif car il augmente la pertinence des choix et garantit l’adhésion. La mise en place de mécanismes progressivement plus transparents d’assentiment à l’impôt, à travers le régime représentatif, puis le système du consentement par l’intermédiaire du vote de la loi fiscale par le Parlement, qui fait de l’impôt un enjeu privilégié du débat démocratique, concrétisent la culture de la participation. Mais la sujétion est indispensable également, afin de prévenir les dérives possibles de la participation. En matière fiscale, cet aspect correspond aux pouvoirs de l’exécutif dans le débat budgétaire et aux prérogatives de puissance publique données à l’administration fiscale. Il implique aussi l’application égale de la loi fiscale dans les différents contextes territoriaux et au regard des diverses catégories sociales.
Ces trois ingrédients sont indispensables ; l’équilibre entre ces trois cultures doit se réaliser dans le for intérieur de chaque citoyen : il doit être à la fois engagé, mais aussi déférent vis à vis de l’autorité, lié à la collectivité par la rationalité mais aussi par l’affectivité. L’impôt est au cœur de ces contradictions et Sigmund Freud en situait bien les enjeux : « La liberté individuelle n’est nullement un produit culturel. C’est avant toute civilisation qu’elle était la plus grande, mais aussi sans valeur le plus souvent, car l’individu n’était guère en état de la défendre. Le développement de la civilisation lui impose des sujétions et la justice exige que ces restrictions ne soient épargnées à personne » (Malaise dans la civilisation, Bibliothèque de psychanalyse, Presses universitaires de France, Paris, 1971, p. 45). En remplaçant les mots « sujétions » et « restrictions » par « contribution fiscale », on peut y lire une justification pertinente de la fiscalité. Réconcilier pleinement le citoyen et l’impôt n’est possible qu’au royaume d’Utopie. L’’objectif dans ce domaine ne peut qu’être plus modeste : trouver, dans un cadre social déterminé, le moins mauvais équilibre entre les aspirations individuelles et les nécessités collectives définies démocratiquement.

3. QUELQUES PISTES POUR FAVORISER LE RENFORCEMENT DU CONSENTEMENT A L’IMPOT

Cette approche pragmatique, des fondements du consentement à l’impôt, devrait se prolonger par une approche également pragmatique pour renforcer le niveau de compréhension et d’acceptation, qui signifient aussi une reconnaissance de l’œuvre de solidarité exercée par la puissance publique (elle n’en a pas le monopole, mais elle en exerce une part prépondérante). On ne devrait pas renvoyer à des débats techniques les débats sur les modalités (le prélèvement à la source par exemple), il convient au contraire d’exposer la question démocratique, qui demeure essentielle, de lisibilité et de consentement explicite à l’impôt, dans sa globalité.

Pour qu’un tel débat, souhaitable, redevienne possible de manière effective, un premier levier important serait d’adapter la loi fiscale dans le sens de la simplification, éventuellement d’une comparabilité plus facile avec les pays voisins (éventuellement dans une optique de convergence progressive des systèmes fiscaux au sein de la Communauté européenne).

Un deuxième levier serait de prolonger le mouvement de réorganisation des administrations fiscales en cours, afin de développer le service aux contribuables volontaires et de bonne foi et de cibler les moyens coercitifs sur les autres. Le passage au prélèvement à la source et la reconnaissance d’un « droit à l’erreur » constituent en ce sens des facteurs positifs d’évolution.

Le troisième levier est celui de l’éducation, de l’information et de la communication, sur la bonne utilisation de l’argent public. En lien avec la Cour des Comptes et la Cour de discipline budgétaire, devrait être prévu un recours plus fréquent à l’évaluation des politiques publiques (avec la création d’un Office parlementaire de l’évaluation des politiques publiques, commun aux deux Assemblées).

[1Une tradition plus ancienne peut être invoquée, avec le souvenir des jacqueries, et plus proche de nous, des regroupements de contribuables type CID-UNATI, des « poujadistes » des années 1950.

[2Loi organique relative aux lois de finances, qui promeut notamment l’objectif d’indicateurs de performances généralisés et donc l’idée d’un service partout mesurable, que l’on peut rapporter aux moyens alloués.

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