La lutte contre l’obscurantisme en matière de santé

Orientation : donner le goût de la science aux enfants, enseigner la raison critique aux professionnels de santé et donner davantage de visibilité aux recommandations des agences sanitaires.

La crise sanitaire a donné libre cours à tous les travers de la société numérique (1).
La lutte contre les « fake-news » en matière de santé appelle un travail structurel, d’enseignement de la science dès le primaire et de formation à la raison critique pour tous les professionnels de santé (2).
Les agences sanitaires doivent davantage s’adresser au grand public pour faire connaître leurs recommandations sur les dernières données de la science et de la médecine (3).

1. DES TRAVERS SOCIETAUX MIS EN EVIDENCE DANS LE DOMAINE DE LA SANTE

L’univers numérique se présente comme une démocratie participative de millions ou de milliards d’internautes qui s’attèlent chaque jour à réécrire l’histoire et la Science et à transformer notre présent. Les théories irrationnelles affluent et prétendent que l’homme n’a jamais marché sur la Lune, que la Terre est plate et que l’homme a été créé par dieu. Du créationnisme au complotisme, on compte seulement un Français sur cinq qui n’adhère à aucune thèse conspirationniste, mais plus de 50 % des Français ne croient au maximum qu’à trois théories relevant « du complot ». Si les mensonges sont aussi vieux que le langage lui-même, la force de frappe instantanée et illimitée des réseaux sociaux leur confère aujourd’hui une influence sans égale et sans véritables contre-pouvoirs.
Alors des associations comme l’Association française pour l’information scientifique (l’AFIS) se sont développées dès 1968 (avant l’explosion du numérique) avec pour but de promouvoir la science et d’en défendre l’intégrité par le moyen de revues comme « Science et pseudo-sciences ». Il en existe bien d’autres aujourd’hui, sans parler des nombreux livres. Se sont aussi développées des associations ayant pour simple but de développer la médiation scientifique comme la Fondation Schlumberger pour l’éduction et la recherche (FSER) qui regroupe des scientifiques de haut niveau et soutient des jeunes chercheurs, ou d’autres spécialisées dans la défense des familles contre les sectes (ADFI).
Ce phénomène s’amplifie aujourd’hui avec la baisse des ventes des livres et de la presse écrite et la pression permanente d’informations numériques et télévisées. Depuis ce millénaire, nous sommes entrés dans l’ère du bavardage (« bulshitt »), des nouvelles mensongères (« fake-news »), du « clash » et de la « cancel culture » (qui vise à attaquer des contradicteurs sur leur personne, afin de les disqualifier dans le débat public), comme le dénonce une pétition regroupant des noms de la littérature internationale dont Milan Kundera, Svetlana Alexievitch et Elfriede Jelinek.
Au niveau individuel, l’accès à ce grand nombre d’informations qu’il faut traiter en permanence, que ce soit dans notre travail ou par simple plaisir dans notre vie privée, nous oblige à traiter cette information de manière rapide et superficielle, « à surfer sur la vague », sans pouvoir nous concentrer sur des écrits profonds et l’analyse de phénomènes complexes. Ce changement de paradigme avec la numérisation provoque un changement cognitif et sociétal profond. C’est une véritable addiction qui nous soumet progressivement à l’automatisation de nos réactions au numérique, et donc à la réduction de notre autonomie en termes de liberté de pensée et de conscience.
La pandémie de la Covid-19 a mis en lumière ce phénomène dans le domaine médical, de par son ampleur planétaire (à la dimension des réseaux numériques et des médias télévisés), mais aussi en raison des méconnaissances scientifiques et médicales à l’égard de ce virus. Toute la communauté médicale s’est trouvée désemparée. Ce phénomène a été amplifié par le fait que d’éminents médecins et scientifiques ont été incapables de reconnaître qu’ils ne savaient pas et qu’il fallait avoir la patience d’attendre d’avoir des données plutôt que d’asséner des opinions non vérifiées. Ce phénomène a été aggravé enfin par la panique des responsables politiques. Cette panique, le manque de connaissances claires, voire la perception de mensonges, ont fortement contribué à l’adhésion à toutes nouvelles croyances et hypothèses pseudo-scientifiques sous l’effet de la peur, de l’angoisse et de l’ignorance.

2. QUELLE ATTITUDE ADOPTER FACE A CETTE SITUATION, NOTAMMENT DE LA PART DES SOIGNANTS ?

En préambule, il convient de rester humble et modeste, car même si nous avons appris beaucoup sur ce coronavirus, son mode de transmission, sa cinétique et ses cibles, il reste encore beaucoup de mystères à élucider ou de questions en suspens. À la lumière de premières pistes, on comprend que le phénomène de la Covid-19 se révèle particulièrement complexe. D’autres enseignements plus généraux se dégagent progressivement. En tout état de cause il faudra produire rapidement assez de doses de vaccin, pour tout le monde et à un coût acceptable, et mettre en place une logistique massive (inspirée de ce qui est mis en place dans la lutte contre les maladies tropicales).

a - Développer l’esprit critique, défendre la liberté de conscience

Il n’y a donc qu’une seule réponse : soyons prudents, responsables et confiants ; restons vigilants et critiques vis-à-vis des gourous et des porteurs de fausses espérances ; méfions-nous des croyances sans fondement ou des déclarations sans preuve. La raison et l’honnêteté intellectuelle et scientifique finiront par prévaloir.
Le plaidoyer est vieux comme la philosophie et date de l’Antiquité ; il a néanmoins une grande pertinence en matière de médecine. Le sociologue Gérald Bronner [1], professeur à l’Université Paris-Diderot et membre de l’Académie des technologies et de l’Académie nationale de médecine, évoque l’une des compétences de base les plus utiles à ses yeux : l’esprit critique. Il estime que l’esprit critique devrait être enseigné à l’école et à l’université, notamment pour empêcher « les épidémies de crédulité sur le Web ».
L’esprit critique est une façon de négocier intellectuellement avec le monde, d’apprendre à d’abord se méfier de ses intuitions comme l’a enseigné Descartes. Aujourd’hui, les neurosciences nous ont appris que notre cerveau suit un modèle « bayesien », c’est-à-dire qu’il fonctionne par le calcul des meilleures probabilités en fonction des informations connues. Alors notre raisonnement peut s’égarer ou être facilement trompé, en fonction de l’espace social que nous occupons, des groupes que nous fréquentons (adolescents), que ce soit dans la vie ou sur Internet. Cette information, nous ne l’évaluons jamais de façon objective alors que les réseaux sociaux l’organisent à notre insu. Développer son esprit critique, c’est avant tout se méfier de notre cerveau et des influences numériques.
L’esprit critique n’a-t-il jamais été enseigné à l’école ou l’université ? Il est urgent d’y remédier, sans doute dès la maternelle. De plus, la fragmentation des disciplines (physique, biologie, histoire, économie, philosophie, etc.) met à mal notre raisonnement systémique. Comment savoir que ce qui est vrai est vrai ? L’esprit critique doit être enseigné et développé dans chacune des disciplines : il doit en être une partie intégrante. L’esprit critique est d’autant plus efficace qu’il est installé avant l’exposition à l’information. À l’ère du numérique et d’Internet, cette question est primordiale pour la liberté de conscience.

b - Conforter la raison critique dans le domaine des soins

Le soignant est un humaniste : confronté à « l’humaine condition », comme dit Montaigne, dans sa complétude et ses contradictions. Selon la méthode expérimentale de Claude Bernard, le professionnel de santé doit se perfectionner tout au long de sa carrière, de manière souvent artisanale et non obligatoire. A l’approche mécaniciste de la médecine, se sont récemment ajoutés l’exigence de l’« evidence based medecine » et le masque de la technique. Le malade disparaît derrière la maladie, ce qui dédouane le soignant de ses responsabilités et entraîne une baisse de son humanité. Il faut admettre qu’il doit en envisager toutes les dimensions, physiologiques, psychologiques, affectives et sociales. Si l’expérience a pour fondement la raison, nous ne devons pas oublier l’adjectif critique qui lui donne sa dimension humaniste. Rien n’est définitif et acquis. Tout peut être remis en cause, non de manière désordonnée, selon les impressions, les intentions et les croyances. On arrive ainsi au cœur du problème, et aussi de ses frontières, où se situe l’inconnu voire l’inconnaissable.
Cette médecine a (et aura) toujours des limites, elle a tout de même permis à l’humain de réaliser d’immenses progrès médicaux, notamment contre les épidémies, grâce au développement des vaccins. Les médecines « autres » sont parfois dites « douces », une manipulation sémantique qui laisse entendre que la médecine enseignée est « dure », ou plus grave : qu’elles sont actives tout en n’étant pas nuisibles. Or il faut bien admettre que toute thérapeutique efficace introduit dans l’organisme une perturbation de l’homéostasie, et des effets secondaires, si minimes soient-ils, donc un risque.
On peut aussi croire à l’efficacité de ces médecines différentes. En tout cas, on ne peut pas les ignorer, mais il faut leur réserver leur juste place, sans qu’elles ne deviennent dangereuses, par exemple quand elles se substituent à des traitements dont l’efficacité est scientifiquement démontrée. La vulgarisation médiatique de la médecine, qu’on ne peut pas rejeter en bloc, dont on ne peut pas ignorer l’impact qu’elle a eu sur l’information et la prise de responsabilités (« empowerment ») des patients, joue ici un rôle ambigu et alimente ces croyances. À cela s’ajoute aussi l’ignorance et le déficit de l’apprentissage à l’école, sans parler du besoin de croire. D’ailleurs, les médecins formés par la faculté sont-ils eux-mêmes conscients et informés de ces dérives irrationnelles ?

c - Allier la raison et la sollicitude

Notre longue histoire et la culture religieuse ont bien sûr irrigué l’évolution de la médecine. Depuis des siècles, la charité était le moteur de l’accompagnement médical du patient ; il faut noter l’importance qu’elle a eue, en particulier avec les hospices, pour apporter et développer les soins aux humains. Les choses ont évolué, mais il n’est pas sûr que le développement technique ait effacé ce sentiment si cher à l’humain. Ces croyances pseudo-scientifiques peuvent s’entremêler avec des croyances religieuses. Aujourd’hui, il nous semble que l’idée laïque doit prévaloir au cœur même du système de soins. Sans ignorer l’importance des principes religieux, le soignant se doit d’arriver devant le patient avec la plus totale objectivité. Seule cette approche lui permettra, d’abord, une écoute débarrassée de tous préjugés ou idées préconçues lors de son anamnèse et une compréhension du désir de l’autre dans l’application de sa thérapeutique. En un mot, il se doit de développer un comportement que l’on peut nommer sollicitude. La sollicitude, c’est le souci des autres. Cette notion, chère à Albert Camus, ne nie pas l’amour. Elle est cependant dans une dimension différente qui est celle de la raison. Il y a entre la sollicitude et l’amour la même distance qu’entre la solidarité et la charité [2]. Il y a « aimez-vous les uns les autres » et « aidons-nous les uns les autres ». Nous sommes ici dans un domaine où les frontières sont évidemment fluctuantes et où les termes, même, ne s’excluent pas. Mais il est important de les préciser, de les mettre dans le contexte qui nous occupe, qui est l’évolution du système de santé.

3. QUELQUES PISTES D’EVOLUTION

a - Donner aux enfants le goût de la science dès l’enseignement primaire

Dès le primaire, la méthode expérimentale doit être enseignée aux enfants, sur le modèle de ce que propose la Fondation « La main à la pâte ». Son apprentissage doit faire l’objet de travaux pratiques, qui peuvent être ludiques, visant à développer chez eux le goût de la science et la connaissance de ses grands principes méthodologiques.

b - Enseigner la raison critique durant la formation initiale des professionnels de santé

Les notions de raison critique et de croyances doivent intégrées dans les programmes de formation initiale des différentes professions de santé. La maîtrise de ces notions est nécessaire aux soignants. Ceux-ci doivent intégrer, dans leur pratique quotidienne, la nécessaire approche systémique et empathique des patients, le respect de leur personne y compris dans ses dimensions irrationnelles qui devront parfois être prises en compte pour la préservation de leur santé personnelle mais aussi de la santé publique.
Les notions laïques de solidarité, de sollicitude et de bienveillance devront également être enseignée, dans la perspective de la révolution du « care ».

c - Proposer aux professionnels de santé un service d’expertise et de ressources pour répondre aux difficultés rencontrées

Un centre d’expertise et de ressources, comprenant notamment un numéro vert et une offre de formation continue, pourrait être proposé aux professionnels de santé. Ceux-ci pourraient y faire appel et bénéficier de leurs conseils et de leurs stages de formation en cas de difficultés, qui appelleraient, le cas échéant, une réponse urgente.

d - Donner aux décisions et aux recommandations des agences sanitaires davantage de visibilité

Les agences sanitaires, chargées de dire ce que sont les dernières données de la science et de la médecine, sont particulièrement nombreuses dans notre pays. La multiplicité des institutions, la complexité du découpage de leurs champs de compétences respectifs, ainsi que le caractère savant et souvent très technique de leurs communications à l’attention des décideurs publics et des offreurs de soins, ne leur permettent pas d’exister dans le débat public comme auprès des patients. Pour preuve, pendant la crise sanitaire, les pouvoirs publics ne se sont pas appuyés sur elles, mais ont constitué un « conseil scientifique » ad hoc.
Une réflexion devrait être engagée sur le renforcement des compétences de la Haute autorité de santé (HAS) et sur les améliorations à apporter à sa communication, notamment à destination des professionnels de santé du premier recours, des patients et du grand public.

[1Ses travaux portent notamment sur la sociologie des croyances collectives. Il est l’auteur de Déchéance de rationalité (Grasset 2019) et de La Démocratie des crédules (PUF, 2013).

[2Charité prise au sens de l’aumône faite aux pauvres et non pas au sens élargi de philanthropie.

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