1. REPARER 

Comment civiliser et réglementer la cyber-sphère dans porter atteinte aux libertés fondamentales ?

Le rôle des nouvelles technologies de l’information et de la communication dans le quotidien des hommes et des femmes, des adultes et des enfants, est sans cesse loué : pour leurs vertus pédagogiques mais aussi pour l’ouverture au monde qu’elles permettent. Elles se heurtent pourtant à des usages de plus en plus délétères : dénonciations anonymes, escroqueries, contrefaçons, trafics en tous genres. L’impératif de réglementer la cyber sphère est désormais synonyme de protection des libertés fondamentales, sinon de garantie de l’Etat de droit. C’est donc bien un terrain nouveau pour une utopie raisonnable, qui verrait consacré un droit fondamental nouveau contre les menaces de toutes sortes qui en compromettent l’exercice (1), et à défaut de protection complète, organisée une formation adéquate (2)

1. UN ACCES AISE ET PROTEGE A INTERNET, DROIT FONDAMENTAL NOUVEAU

Dans une décision du 10 juin 2009, le Conseil constitutionnel a souligné que l’accès à Internet relève de l’une des modalités de la déclaration des droits de l’homme de 1789 et en particulier est « un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi [1] .
De fait, si on réfléchit attentivement, peu de nos libertés fondamentales demeurent à l’écart de la « cybersphère ». Parmi nos libertés fondamentales, le droit au respect de sa vie privée (et donc la protection des données), mais aussi la liberté d’opinion, d’expression, de réunion (la capacité à s’exprimer sur les réseaux), la liberté de culte, la liberté syndicale (qui désormais sont de plus en plus exercées via internet), le droit de propriété, avec pour corollaire la liberté de disposer de ses biens et d’entreprendre (art. 4), ou le droit à la sûreté (art. 2), qui justifie l’interdiction de tout arbitraire, la présomption d’innocence (et notamment la certitude que nos données n’auront pas été manipulées ou falsifiées, …), etc.
Ce ne sont pas que des droits théoriques : la pandémie planétaire de la Covid-19 a démontré que le cyberespace, c’est la possibilité d’achats quand tous les magasins sont fermés, c’est la conservation de liens sociaux, même enfermé dans un appartement ou une maison, c’est la continuation partielle d’un système éducatif, c’est le travail chez soi, ….
Des domaines essentiels de l’activité sociale sont ainsi en train d’être transformés par de nouvelles applications et de nouveaux usages : dans la santé, la production. Deux exemples paraissent significatifs des opportunités offertes, mais aussi des risques potentiels, pour l’exercice de nos droits fondamentaux : l’éducation et l’information.
Dans le domaine de l’éducation, de nouvelles méthodes d’apprentissages, de communication et de collaboration se sont développées. Les enseignants, à tous les niveaux, ont dû adapter leurs prestations dans ce contexte inédit. Cette nouvelle expérimentation a mis en relief le fait qu’au-delà de son rôle de transmission de savoir, l’école a une fonction sociale qui la met en interaction avec la quasi-totalité des autres activités et fonctions de la société.
S’agissant de l’information, les nouvelles technologies de l’information et de la communication ont par ailleurs considérablement perturbé un domaine qui avait déjà du mal à mettre en application un cadre déontologique satisfaisant. On peut notamment noter que la hiérarchisation de l’information n’est plus du domaine exclusif du journalisme et que des réseaux parallèles, véritables biais de désintermédiation, dictent également leurs tendances. Ce sont désormais les citoyens eux-mêmes qui provoquent l’actualité en forçant les médias à leur emboiter le pas. La conversation sociale supplante l’expertise journalistique et cette « viralisation digitale » impose aux médias de traiter des sujets qu’ils légitiment à leurs dépens. De plus, de nombreux cas de surexposition médiatique attestent de la surpuissance inquiétante du digital et singulièrement des réseaux sociaux. L’Internet des objets et demain l’Internet of everything (l’Internet de tout) renforceront cette position dominante.
Compte tenu de l’importance des usages et des mésusages potentiels, la réglementation de la cyber-sphère devrait donc être organisée par une loi constitutionnelle, autour de plusieurs principes et dispositions, dont le premier serait un droit d’accès numérique, garantissant l’égalité de tous face à l’accès à ce nouvel espace social.
Un deuxième principe devrait être la fin de l’anonymat (ou sa forte limitation à des aspects récréatifs) pour entrer dans l’ère de l’accès nominatif qui responsabilise et expose chacun à la Loi, qui garantit les libertés individuelles des autres, lorsque l’on exerce sa propre liberté d’expression. Sous le couvert de l’anonymat, l’internaute peut en effet aujourd’hui exprimer toute opinion, y compris condamnable par la Loi, telle que l’incitation à la haine raciale, il peut diffuser une information erronée voire fausse, au motif de sa liberté d’expression numérique. La Loi ne dispose que du recours à l’identification des auteurs par leurs adresses IP relevant des opérateurs exerçant sur le territoire national. Or la Loi qui encadrerait ces libertés fondamentales resterait limitée à l’espace de souveraineté de la France : peut y échapper toute personne morale hors du territoire national qui de facto ne peut pas être poursuivie en droit français. Il faut donc établir une extra-territorialité de la Loi ou établir des accords internationaux, visant le même résultat…
Un autre principe qui devrait être clarifié dans la loi est la question de la gratuité. Les données constituent la source principale de financement de l’économie numérique, par le biais de leur utilisation à des fins prédictives ou de vente à des fins d’exploitation publicitaire, marketing ou de services géo-localisés. Leur usage, mais aussi leur propriété, sont l’objet d’intenses débats économiques et juridiques qui vont prendre de l’ampleur. La règle étant : sans « data », pas d’économie profitable dans le cyberespace.
Dès la naissance de l’Internet (années 1990) tout a été fait pour formater les utilisateurs dans l’idée que tous les contenus proposés étaient gratuits. La presse s’en est rendu compte à ses dépens, quand elle a commencé à proposer des services payants. Pour une majorité d’utilisateurs à travers le monde, il est devenu inconcevable de payer des contenus, qu’ils soient culturels ou de loisirs (musique, film, jeux, livre). Que ce soit au travers du piratage pur et simple, ou du « partage collaboratif ». Une délimitation des aspects gratuits et payants ou une limitation des informations qu’il est acceptable de « céder » (en durée ou en nombre) devraient donc être prévues par la loi.
Dernier aspect sur lequel des progrès dans le droit et les pratiques paraissent indispensables, l’usage fait des données : un tiers de confiance devrait être créé, avec pour mission d’assurer que les données ne font pas l’objet d’une captation et ne permettent pas l’avènement d’une société de surveillance non maîtrisée. Les publications d’Edward Snowden, en 2013, ont révélé que le monde subissait la surveillance des États-Unis et remis en cause la croyance qu’Internet assurait des communications sécurisées. C’était un électrochoc dans le pays défenseur d’un cyberespace libre et ouvert, mais aussi dans tous les pays comme la France et l’Allemagne qui ont pris conscience de l’ampleur des interceptions et des surveillances.
Paradoxalement, ces révélations, qui auraient dû permettre de repenser une réglementation « universelle » d’Internet, n’ont fait que générer un développement exponentiel des outils de navigation anonyme, légitimant la cryptographie au nom de la cyber-sécurité.

2. UNE FORMATION A L’USAGE POUR PALLIER LES TROUS DANS LA PROTECTION

L’une des caractéristiques du cyberespace est son caractère originellement non institutionnel. C’est à dire qu’il n’est pas une création d’organisations internationales ou d’États. Il est le résultat de développements, au départ discrets, ayant amené à créer un environnement de premier plan pour les personnes physiques et les acteurs économiques. Cet environnement, conçu par des ingénieurs et développeurs, repose sur des principes techniques plus que sur des règles : il s’agit d’un réseau qui a été conçu pour être libre et ouvert. Il empêche en principe tout État de contrôler les accès. Un autre principe fondamental est la neutralité de l’Internet. Ce principe empêche là encore en principe tout État de contrôler les contenus diffusés.
Malgré son évolution technique incessante, L’environnement institutionnel cyber reste néanmoins statique. Il est difficile d’imaginer qu’il puisse se réinventer fondamentalement dans ses structures, encore moins dans ses principes fondamentaux. Issue du modèle américain de son origine, associant intérêts et structures privés et publics, sa gouvernance ne peut guère évoluer. Bien entendu, il est probable que d’autres enjeux fassent leurs apparitions, mais pour espérer une évolution des structures, il faudrait imposer aux États et au secteur privé d’intégrer ensemble ces nouveaux enjeux [2]. Car si le cyberespace veut garder son niveau d’attractivité sur les utilisateurs, le premier principe fondamental cité plus haut, doit continuer à être défendu par les organisations internationales dans et autour de la cyber sphère.
Autre cause probable d’immobilisme pour ce qui concerne le cadre juridique qui régit internet, dans la décennie qui arrive, avec l’opposition entre les États-Unis, la Chine, la Russie et l’Europe, il y a peu de chance de voir surgir des accords internationaux d’envergure [3].
Dès lors, avec ses contraintes, comme pour tout outil potentiellement dangereux, il faut apprendre à utiliser tel quel ce moyen d’échange et d’expression. C’est le rôle des enseignants, des éducateurs, des formateurs, des parents. Leur action est centrale pour démystifier la notion de réseau, qui n’est rien d’autre qu’une accumulation d’ordinateurs connectés les uns aux autres. L’idée a été d’en faire un support pour une nouvelle forme de socialité, étendue à l’échelle de la planète. On peut donc en penser les conditions d’exercice de manière empirique, au-delà des approches manichéennes, prophétiques ou apocalyptiques.
Pourquoi ne pas envisager la création à l’école, d’un enseignement spécifique sur le fonctionnement, l’utilisation des réseaux sociaux, à égalité avec les cours de Français, mathématique et autres disciplines ? La création des comptes numériques se ferait à ce moment-là, en expliquant les conséquences et des dangers éventuels. Ensuite, chacun resterait libre de l’utiliser ou pas, de le paramétrer comme il le souhaite. C’est-à-dire, de déterminer ce qui peut-être vu, collecté et utilisé par les tiers et le grand public. Dans ce domaine, comme dans les autres, il faut convaincre et non contraindre.
La pratique de l’esprit critique consiste à ne jamais faire confiance à une information sans la comparer à d’autres sources différentes : ce principe est la base de l’idéal de perfectionnement au cœur du projet éducatif. Un quart d’heure d’actualité numérique devait ainsi être instauré dans toutes les écoles, permettant ainsi d’éduquer à la pratique de l’esprit critique.

3. UNE PROSPECTIVE ECLAIREE PAR LA RECHERCHE

Les coûts technologiques évoluant à la baisse, il est probable que la partie matérielle du réseau Internet va être de plus en plus sécurisée. Ce qui amènera petit à petit une expansion de ce réseau au travers des objets connectés. À l’heure d’aujourd’hui, tous ces nouveaux types d’objets qui généreront eux aussi des données personnelles supplémentaires, sans cadre juridique, répondront aux us et coutumes de la technologie, qui consistent à ne réfléchir à l’encadrement légal qu’après la mise en service des techniques…
Or, économiquement, rien ne peut arrêter l’évolution de l’économie numérique car elle est un moteur de l’économie traditionnelle qui ne peut plus s’en passer. Cette économie, basée sur des plateformes, permet une diversification en termes de biens et services, hors de portée d’une économie classique. Déjà, il ne peut plus y avoir d’Internet globalisé. La croissance du réseau tend à montrer qu’il sort de sa ligne originelle, où la tendance serait plutôt à une superposition de grands réseaux « régionaux » dépendants d’ensembles politico-culturels (USA, Chine, Russie, Inde). Autrement dit, ce sont les États et quelques grandes entreprises qui vont s’imposer : ce qui est désormais discriminant, ce sont les capacités technologiques de collecte et de traitement des données. Il sera donc impossible d’imposer des lois internationales respectées par tous…
Posons autrement la question : que protégerait une hypothétique « civilisation » ou réglementation ? Certains répondent, la jeunesse. Nous devrions plutôt nous appuyer sur le rôle de l’éducation pour atteindre ce but, et dès le plus jeune âge. Sensibiliser à l’apport d’Internet pour la connaissance, pour l’instruction, mais également développer une culture du doute, de la recherche de la vérité, serait la meilleure action à engager.
Par ailleurs, il est indispensable de considérer la cyber-sphère comme un espace « réel », seules les machines et leurs programmes sont virtuelles. Derrière chaque écran, il y a un être humain. Les incivilités que nous constatons sur internet, ne sont rien d’autre que le reflet de la société. Ces incivilités sont accentuées par l’immédiateté que permettent les réseaux dit sociaux ; mais aussi graves soient-elles, ces incivilités ne doivent en aucun cas faire oublier, que la réglementation qui consisterait à vouloir confisquer la parole serait contre-productive.
Internet a été lancé sur la base d’un système libre et ouvert. Il a permis la mobilisation pour la liberté de millions de personnes. C’est une puissance à l’échelle planétaire, qui permet aussi aux faibles de s’élever contre les puissants. Un bricolage législatif ne pourrait se faire, et encore partiellement, qu’au niveau d’un État. Pour espérer une réglementation internationale, seule garantie d’efficacité, il faudrait considérer « internet », de la même manière que les espaces « mer », « terre » et « espace ». De plus, si la collecte des données ouvre de nouveaux champs délictuels et criminels, ceux-ci sont de forme numérique mais d’application très humaine.

[1Des organismes internationaux comme l’ONU ou l’OCDE ont également exprimé cette vision.

[2Or les multiples acteurs collectifs ayant accompagné son développement (ingénieurs de sensibilité libertaire, universitaires) avaient et ont toujours des intérêts différents.

[3Dans un domaine très particulier, les droits de propriété, certains états s’évertuent à faire respecter les droits de propriétés. Mais il n’y a, à l’heure actuelle aucune instance internationale pour faire ce travail. C’est la France qui est allée le plus loin avec une loi votée en 2009 instituant la Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet. Les États-Unis ont tenté en 2011 quelque chose de similaire, mais les partisans les plus virulents de la liberté d’expression, alliés à des ultra-libéraux, a permis l’arrêt dès 2012 de cette initiative politique.

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