3. IMAGINER 

Comment définir une culture de la frugalité qui, éliminant l’inutile, ne sacrifie pas pour autant la qualité de la vie et ne se transforme pas en culture de l’austérité

La consommation et, dans son sillage, le gaspillage comme le culte du superflu- arrivent à un moment critique de leur histoire (1). Quels modèles de sobriété énergétique et de commercialisation ajustée pouvons-nous inventer pour organiser de manière pérenne un type de développement qui puisse faire exemple (2) ?

1. UN MOMENT CRITIQUE

Les dépenses ostentatoires coûtent de plus en plus à la bonne santé des océans, des cours d’eau, des sols et sous-sols terrestres. Si tous les habitants du monde prétendaient consommer comme les Américains des États-Unis, il faudrait en 2055 plus de huit « planètes Terre » pour satisfaire leurs besoins.
Derrière ce « fait » de la surconsommation, se profile un type de comportement, de plus en plus répandu, que l’on devrait peut-être considérer comme une addiction. Le désir "envie", c’est un élan, une intention mais avec une motivation raisonnable. Il ne génère pas de tension. Mais le désir « soif » ou « avidité », quant à lui, est un attachement solide, il y a une motivation forte, il génère une tension forte. Ce désir-là, s’il n’est pas satisfait, provoque la souffrance de la frustration. Il est le moteur de la surconsommation. « Prétendre contenter ses désirs par la possession, c’est compter que l’on étouffera le feu avec de la paille » nous dit un autre proverbe chinois. Passer de l’envie à l’avidité s’apprend, il suffit de se poser la question : « En ai-je vraiment besoin ? Combien de fois par jour l’utiliserai-je ? Est-ce que cela vaut mon besoin ? Puis-je m’en passer ? »
Comment mieux le dire ? Il faut désacraliser la consommation et le besoin de posséder, pour remettre les valeurs humaines sur le devant de la scène. Retrouver le bonheur de vivre simplement ne veut pas dire vivre dans la pénurie. Terminée l’époque des « enfants gâtés » râleurs, individualistes, méfiants envers tous, égoïstes et consuméristes.

2. UN TOURNANT INDIVIDUEL ET COLLECTIF

Demain nous devrons être sobres, économes des biens communs, confiants envers les autres, bienveillants, solidaires entre nous et respectueux des autres espèces. Demain devra être placé sous le signe d’un partage équitable entre tous, d’une grande transparence et surtout de beaucoup de solidarité envers les plus faibles. Préférer le bonheur de partager du temps avec ceux que l’on aime plutôt que de courir après la consommation, c’est aller du désir de posséder à celui d’être et d’exister.
Mais si se multiplient les rapports sur ce qu’il faudrait faire et être, sur les dénonciations de ce que nous sommes et faisons, les propositions concrètes se font plus difficiles à entendre. Celles-ci doivent être des moyens de se réconcilier avec la notion stoïcienne de frugalité. Mettre des limites à nos désirs, appétits, envies, sans porter atteinte à nos besoins peut paraître une tâche redoutable. Raison de plus pour s’y préparer et l’affronter sur le terrain d’un travail concret et exigeant, celui d’une réflexion résolument tournée vers l’action et le quotidien.
Première mesure : instaurer une éthique dans la promotion des produits et service. Le citoyen-consommateur doit pouvoir sélectionner les produits selon leurs caractéristiques réelles. Le besoin est créé surtout à travers la publicité, mais aussi la présentation dans les médias, dans la culture des produits « tendance ». Réparabilité, durée de vie, origine, coût énergétique, coût d’usage devraient être indiqués obligatoirement à la vente, à travers l’étiquetage du produit.
Deuxième mesure : élargir l’audibilité des organisations de défense de consommateurs, amplifiant la mise à l’index (« Name and Shame ») des produits ou des promotions qui ne serait pas dans une logique de frugalité ou qui encourageraient une surconsommation. L’information argumentée du consommateur doit être gratuite et accessible au plus grand nombre.
La frugalité, c’est aussi le partage et la coopération. Les initiatives de mise en commun ou de partage d’usage d’objets qui ne nous sont pas utiles en indiquent le chemin. Le covoiturage d’inscrit dans ce registre : on peut l’étendre aux jardins potagers, aux locaux partagés… ce qui a le mérite de renforcer le vivre ensemble. Pour que ces initiatives se développent, et s’agissant d’un service commun, elles doivent être promues mais aussi financés par des fonds indépendants du monde productif.
Si le travail, qui dispose de son ministère, sert à la consommation, ne faudrait-il pas aussi un ministère de la consommation ? C’est à lui que reviendrait la mise en place du modèle, des politiques de la normalisation, de la régulation, de la formation citoyennes, et de la promotion à la frugalité… Son maître-mot serait de favoriser le contentement. Un proverbe chinois dit : « J’étais furieux de n’avoir pas de souliers ; alors j’ai rencontré un homme qui n’avait pas de pieds, et je me suis trouvé content de mon sort ». Le contentement, n’est ni passivité, ni résignation, ni isolement. Il nous aide à plus de clairvoyance, plus de lucidité, et donc à plus de créativité. C’est en cela que, loin d’être une faiblesse il est une force de changement.
Un enseignement continu à la consommation peut aider à changer ainsi de norme de réussite sociale. Comme la formation continue en entreprise, un enseignement continu à la consommation peut être inséré dans la formation à la citoyenneté. Les maisons de quartiers ou de la culture pourraient être porteuses de ces actions. Ce qui est sûr, c’est que l’éducation et l’exemplarité sont les principaux vecteurs de changement. Les changements viendront de la jeunesse. Mais il faut être un parent responsable et l’on n’apprend plus à être parent, on se débrouille comme on peut.
Une éducation parentale pourrait être mise en place, dispensée largement par des organismes agrées, s’engageant sur un programme garantissant l’indépendance vis à vis des groupes de pressions économiques, politiques et religieux. Elle aiderait à enseigner le contentement, l’économie de moyens, la réparation et la réutilisation, mais aussi, la gestion du désir et de la frustration, la joie de la réalisation de soi et de la coopération sans la compétition.
L’exemplarité est l’autre puissant vecteur de changement. Il consiste, d’une part, à mettre en avant des figures publiques, des initiatives économiques sociales et solidaires (succès de la culture du bien-être, du vivre lentement, du zéro déchets, associations de partage, notamment dans les médias). Et, d’un autre côté, à mettre à l’index de mauvais exemples afin de rompre avec les traditions de l’envie et du paraître, ce que le sociologue Thorstein Veblen appelait « la consommation ostentatoire ».
Des outils concrets pourraient faciliter cette transition dans les modes de consommation. La production d’indices de prospérité et de mesure du progrès alternatifs au PIB, qui soit utilisée au niveau des gouvernements et des banques centrales en fournit un exemple. Le ciblage des investissements publics sur des programmes incitant des productions et des consommations alternatives dans le domaine de l’agriculture et des transports en est un autre. Des actions touchant aux programmes de formation de l’école primaire à l’enseignement supérieur, débouchant sur une labellisation des établissements et diplômes pour une « société durable » (expression préférable à « économie de la transition ») viendraient les renforcer. L’enjeu est de promouvoir une approche de la prospérité comme capacité d’épanouissement plutôt que comme opulence matérielle ou utilité mesurée par le PIB. Plutôt que de parler de « sobriété » ou de « frugalité », il est assurément plus fructueux de redéfinir un autre contenu à la « prospérité » et à la « vie désirable. »

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