Comment les citoyens peuvent-ils intervenir dans les grandes orientations de la recherche scientifique ?

LES CITOYENS SONT CONCERNES DE TRES PRES PAR LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE

Après tout, ce sont les citoyens qui la financent par leurs impôts. Ils en subissent aussi les conséquences : conséquences positives en termes de qualité de vie, confort, santé … mais conséquences négatives aussi (pollution, climat, catastrophes…), qui ont abouti à une sensation de malaise global, une remise en question par certains de la notion même de progrès.
Il est dès lors tout-à-fait normal que les citoyens souhaitent participer à l’élaboration des politiques scientifiques y compris dans la définition des sujets et l’attribution des moyens, sauf à se soumettre au « pastorat politique » de Platon [1].

A PRIORI, LES CHOSES SONT MAL ENGAGEES

Les enquêtes périodiques PISA (Programme International pour le Suivi des Acquis des élèves) montrent qu’en matière de maths, sciences et lecture, la France occupe une place très moyenne dans le classement, que depuis 2009, nous avons plutôt tendance à régresser [2].
Le manque de culture scientifique des responsables politiques les conduit à négliger les matières scientifiques dans l’éducation : la part des disciplines scientifiques expérimentales (physique-chimie et SVT) dans les programmes de la terminale générale viennent d’être réduits [3] , et l’enseignement supérieur va voir sa précarisation augmenter par la mise en jeu de la prochaine LPPR. « La France décroche de la compétition internationale en science » (Serge Haroche, prix Nobel de physique, lors du « grand débat » du 18 mars 2020).

Néanmoins, une tendance profonde se fait jour depuis quelques dizaines d’années, qui tend à rapprocher chercheurs institutionnels et citoyens. Sous des vocables divers (recherche participative », « recherche-action », « sciences citoyennes » ou « recherche avec des communautés », des types de collaboration réunissant des chercheurs et citoyens on a vu apparaître un tiers-secteur scientifique [4].

LES « SCIENCES PARTICIPATIVES »

Plusieurs milliards de smartphones munis de capteurs divers peuvent fournir des données en permanence, et permettent également l’accès à de nombreuses bases de données : chacun peut ainsi devenir fournisseur et consommateur de données scientifiques.

Les boutiques de sciences
« Une boutique de sciences fournit un support de recherche indépendant et participatif qui répond aux préoccupations de la société civile [5] . » Nées dans les années 1970 aux Pays-Bas, elles apparaissent en France dans les années 1980 et y survivent modestement à travers l’association Adreca, à Grenoble, Lyon, et l’université de Lille.
Ces boutiques permettent à des groupes de citoyens d’accéder à des connaissances scientifiques et technologiques en vue d’améliorer leurs conditions de vie. Elles sont sans but lucratif.
Leurs domaines d’étude sont variés, des jardins urbains à l’amélioration des conditions de vie des personnes handicapées…

Les sciences participatives
Elles impliquent les citoyens dans des recherches.
Deux publications récentes, dont l’une dans une prestigieuse revue américaine [6] - [7] , présentent quelques acquis des sciences participatives :

En agriculture
L’expérience récente a montré que bien souvent la conception des semenciers industriels s’écarte notablement, voire va à l’encontre des intérêts des paysans locaux et de la biodiversité (voir la sinistre aventure du gène « terminator », de Delta & Pine Land, filiale de Monsanto) [8].
Le projet ReSoRIV mené conjointement par l’INRAE et la Fondation Sciences Citoyennes suite à l’appel à projet « Repere [9]/ » du ministère de l’Écologie, du Développement durable et de l’Énergie, vise à mettre à profit les savoirs concrets des agriculteurs dans la réduction de l’usage des intrants chimiques et la promotion d’une alimentation plus équilibrée. On notera cependant qu’actuellement très peu de chercheurs de l’INRAE s’y intéressent.

Les Sciences citoyennes naturalistes
Le Muséum national d’Histoire naturelle pilote plusieurs projets au sein du programme Vigie Nature [10]. Des amateurs réalisent des enquêtes de terrain et collectent des données grâce à leurs smartphones. Ces enquêtes concernent surtout l’évolution de la biodiversité).

En astronomie
En astronomie, les amateurs ont depuis toujours apporté une contribution essentielle à la découverte de corps célestes. Des articles scientifiques commencent à rapporter des recherches dans lesquelles des amateurs ont joué un rôle important.

Le projet « Galaxy Zoo », lancé en 2007 et toujours reconduit depuis, propose aux internautes de classer plus d’un million de galaxies. Dans une base de milliers de photos, les citoyens trouvent effectivement, de temps en temps, des objets célestes ignorés jusque-là… «  Il faut des yeux humains pour faire ce genre de découvertes dont on ignorait l’existence. Cela aurait été impossible avec l’intelligence artificielle qui, elle, ne peut trouver que ce pour quoi elle est programmée. Or ce qui est intéressant, ce sont justement les surprises, les objets inattendus », (Yaël Nazé).
Dans le même esprit, l’Observatoire royal de Belgique, par son projet participatif « Val-u-Sun », demande aux amateurs de compter les taches solaires sur 20 000 dessins archivés depuis 400 ans, permettant de suivre leur évolution.

En médecine
Par les échanges entre malades au sein des associations, les associations de malades du sida ont critiqué le concept de l’essai thérapeutique lourd randomisé, et ont apporté une connaissance globale de leur maladie [11] . Depuis, cette pratique s’est étendue à d’autres affections comme le cancer.

Le coronavirus
Par son programme « FoldIt » qui utilise un logiciel dérivé de ceux utilisés pour la résolution de puzzles, l’Université de Washington, a permis d’étudier le mécanisme de liaison des protéines virales et des récepteurs de la surface cellulaire humaine [12] ; l’Université de Stanford, propose aux amateurs d’utiliser la puissance des ordinateurs domestiques lorsqu’ils sont libres.
En France, le programme « Nutri-Net santé » suit 270 000 internautes qui rapportent leur alimentation fine et leurs affections, en vue de mettre en évidence le rôle de la nutrition en tant que facteur de protection ou de risque des maladies les plus répandues dans le pays.

LES PROBLEMES RENCONTRES PAR LES RECHERCHES PARTICIPATIVES

Ils sont bien identifiés, et tournent autour de 4 thèmes :

  • le développement des protocoles et des plans expérimentaux (qui nécessitent des compétences statistiques peu répandues) ;
  • la qualité des données recueillies (par exemple : respect des heures précises d’observation…) ;
  • la mobilisation des acteurs dans la durée : les observateurs « perdus de vue » sont nombreux ;
  • les sources de financement des opérations de recherche participative (qui ne sont pas encore pleinement intégrées en tant que partie à part entière de la démarche de recherche).

VERS UNE RECONNAISSANCE INSTITUTIONNELLE ?

La recherche participative commence à trouver une place significative dans les programmes cadres de recherche et développement (PCRD) européens, ce qui témoigne d’un changement des mentalités. On notera d’ailleurs l’évolution du nom des PCRD au fil du temps : «  science et société  », puis « sciences en société » pour devenir dans le cadre de Horizon 2020, « science avec et pour la société »). On notera également l’ouverture des grandes revues internationales à ce type de recherches [13].

EN CONCLUSION

Manifestement, malgré tous les obstacles, il existe une forte « pulsion épistémique » chez les citoyens. Le développement et le succès des recherches participatives ont mis en évidence des possibilités généralement insoupçonnées dans les relations entre les chercheurs institutionnels et les citoyens.
Jusqu’où cette influence peut-elle s’exercer ?
Pour revenir à la question posée : Comment les citoyens peuvent-ils intervenir dans les grandes orientations de la recherche scientifique ?
Christine Audoux, dans sa thèse [14], qualifie cette collaboration de la jolie expression : « Un possible-impossible ».
Il semble hors de doute que cette culture scientifique pourrait constituer un « tampon » contre les dérives populistes et les excès médiatiques navrants auxquels nous avons assisté pendant cette crise, et réinterroger la possibilité de bâtir, au côté du mode dominant de la recherche scientifique, un mode de coproduction qui témoignerait d’un renouvellement des rapports entre science et société.

[1Arnaud Macé, Philosophie antique, 17 | 2017, mis en ligne le 01 novembre 2018.

[2Christel Brigaudeau .Le Parisien, 3 décembre 2019

[3Bulletin officiel spécial n°8 du 25 juillet 2019 : les programmes de la classe terminale des voies générale et technologique. https://www.education.gouv.fr/au-bo-special-du-25-juillet-2019-les-programmes-de-la-classe-terminale-des-voies-generale-et-6713 (consulté août 2020)

[4Anadón, M., & Savoie-Zajc, L. (2007). Multiples Regards, 1, 13-30.

[5Annunziata Savoia, Bénédicte Lefebvre, Glen Millot, Bertrand Bocquet. J.of Innovation Economics & Management 2017/1 (n° 22), pages 97 à 117

[6Henry Sauermanna,1 and Chiara Franzonib. PNAS | January 20, 2015 | vol. 112 | no. 3 | 679–684

[7Laetitia Theunis. Daily Science 6 avril 2020 6 avril 2020

[8Jean-Pierre Berlan. le Monde Diplomatique, décembre 1998.

[9Programme REPERE : réseau d’échanges et de projets sur le pilotage de la recherche et l’expertise. http://www.programme-repere.fr/programme-repere/projets

[10Vigie-Nature, un réseau de citoyens qui fait avancer la science . Disponible sur : <vigienature.mnhn.fr> .

[11Hervé Le Crosnier, Claudia Neubauer, Bérangère Storup. Hermès, La Revue 2013/3 (n° 67), pages 68 à 74.

[12https://fold.it/ (consulté août 2020).

[13Henry Sauermann and Chiara Franzoni. PNAS January 20, 2015 112 (3) 679-684.

[14Christine AUDOUX, Thèse, CNAM 2015.

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