Quelle attitude par rapport à la pensée humaniste de la "différence de l’homme" ?

1 - LA RELATION HOMME/ANIMAL DANS L’HISTOIRE DES IDEES

La distinction homme/animal est l’objet d’un débat récurrent depuis l’antiquité.

  • Hésiode [1] nous conte la légende des jumeaux chargés par Zeus de répartir les qualités parmi les être vivants. Épiméthée [2] attribue étourdiment tout le stock aux animaux ; quand arrive le tour de l’homme, il ne reste rien, et pour compenser cette faiblesse initiale, Prométhée vole le feu, symbole de la science et de la technique aux dieux et l’offre aux hommes.
  • Pour Platon [3], si l’homme se distingue de la bête, c’est par son esprit, sa capacité d’abstraction et de connaissance désintéressée.
  • Aristote [4] fait appel à la notion d’âme. Les hommes sont les seuls à disposer d’une « âme rationnelle » qui leur confère la raison. Il distingue donc l’instinct, inné, rigide, des animaux, de l’intelligence, souple, spécifiquement humaine. Cette conception perdurera chez la plupart des occidentaux jusqu’à notre époque actuelle.
  • La Genèse établit le pouvoir de l’homme sur la nature : « Qu’il domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur les animaux domestiques et sur toute la terre  ».
  • Montaigne insiste sur notre anthropocentrisme : « Tout ce qui nous semble étrange, nous le condamnons, et ce que nous n’entendons pas : comme il nous advient au jugement que nous faisons des bêtes  » [5]. La qualité première de l’homme est la « grâce et la connaissance de Dieu », et les bêtes « nous éveillent à la nature, assurent notre ancrage dans le réel [6] » …
  • Avec ses « animaux-machines ». Descartes pose que puisqu’il ne sent rien, l’animal peut subir tous les traitements ; de plus, reconnaître une âme aux animaux les rapprocherait trop de nous.
  • Pour Rousseau, Kant et Hegel, la vie en société permet à l’homme de développer ses facultés, et à prendre en compte son histoire.

Puis l’animal devient « sujet de droit ». Du XIVe au XVIIe siècle on assiste à des procès d’animaux, mais Bentham (1748-1832) débute une vraie réflexion sur les droits des animaux : s’ils sont fondés sur la faculté de plaisir et de peine, et non plus sur la raison, la question n’est plus « peuvent-ils raisonner », mais peuvent-ils souffrir  ? »
Cette théorie utilitariste reste le fondement conceptuel des protagonistes modernes de la libération animale.

En France, après la loi Grammont de 1850, qui réprime les maltraitances faites en public aux animaux domestiques (qui ménage donc plutôt la sensibilité des spectateurs), il faut attendre 2015 pour que l’animal soit enfin considéré dans le Code civil comme un « être vivant doué de sensibilité » et non plus comme un « bien meuble ». On jugera de la prégnance des dogmes antiques et chrétiens en considérant que cette loi a nécessité 2 navettes, le sénat l’ayant repoussée par 2 fois.
L’avis publié le 24 février 2015, sur le site « actu-Dalloz étudiants » critique cette loi « Enfin, sur le fond, on exprimera un doute. Tous les animaux sont-ils des êtres vivants doués de sensibilité ? Il est permis d’en douter. (…) [et à propos des insectes, crustacés…] Sont-ils doués de sensibilité ? Ils n’en sont pas moins considérés comme tels par le nouvel article 515-14, probablement à tort. » [7]

Dans le fond, le début de cet article est juste : beaucoup classent les espèces en fonction de l’empathie et de la compassion qu’ils éprouvent pour elles, et l’orang-outan est le champion.

Les données de la science moderne

Lamarck et Darwin réfutent le fixisme. Le livre de Darwin : «  L’expression des émotions chez l’homme et les animaux  », (1877), montre que les mêmes principes guident l’expression de nombreuses émotions chez l’être humain, les mammifères et les oiseaux.

L’éthologie développée à partir de Konrad Lorenz (Etudes sur le comportement animal et humain, 1931) nous enseigne qu’il existe chez certains animaux des conduites dites « intelligentes » : stratégies de chasse, éducation des petits, etc.… de même que l’utilisation d’outils. Depuis, on a décrit plus de 50 « cultures » chez les chimpanzés (c’est-à-dire des comportements non génétiquement programmés, apparus chez un individu, puis imité par les autres, et finalement transmis de génération en génération par apprentissage). Ces « cultures » vont jusqu’à l’établissement d’une pharmacopée rudimentaire à base de plantes [8].

La génétique nous rattache aux animaux et aux plantes : les codécouvreurs de l’ADN (Crick et Watson) posent le « dogme » d’une unité structurelle du vivant : le code génétique fonctionne à peu de choses près de la même façon chez tous les êtres vivants.

Les sciences cognitives, quant à elles, nous apprennent que l’organisme humain est une machinerie, certes plus complexe, mais de même nature de base que celle des animaux. « L’idée d’une opposition radicale entre hommes et animaux est de plus en plus difficile à soutenir, la continuité des uns et des autres s’affirme plus que jamais  » affirme Dominique Lestel [9].
Cela peut mener à des dérives de type extrémistes, comme le signale Jean-Claude Guillebaud dans son «  Principe d’humanité » (2001) [10] : la sollicitude envers les animaux débouche parfois sur une remise en cause de l’anthropomorphisme ou du « principe anthropique » en général.

2 - LES CONSEQUENCES DE CE NOUVEAU REGARD SUR L’ANIMAL

En 1967 l’article de l’historien américain Lynn White [11] . «  Historical roots of our ecological crisis  » fonde ce nouveau naturalisme, qui tend à réévaluer à la baisse le statut et les droits de l’homme : Dans cette mouvance, les tenants de la « deep ecology » défendent ce qu’ils appellent le « biocentrisme » (le droit également partagé entre toutes les espèces vivantes à vivre et croître), et appellent à substituer à l’égoïsme de l’espèce humaine un nouvel « égalitarisme biosphérique » capable de prendre en compte les autres composantes de la nature.
Ces idées ont été particulièrement théorisées dans l’ouvrage du philosophe australien Peter Singer La libération animale [12]qui constitue la « bible » du mouvement de libération animale. Pour Singer, on ne peut pas fonder la supériorité humaine sur les capacités intellectuelles, sauf à justifier les théories nazies ayant conduit à l’élimination des enfants anormaux et des malades psychiatriques. Seule (comme chez Bentham), la sensibilité à la douleur et à la perception d’un bien-être, communes aux hommes et aux animaux, peut fonder des droits. L’humanisme devient alors la revendication dénuée de fondement à la domination d’une espèce (homo sapiens) sur les autres, et ce « spécisme » ne serait finalement rien d’autre qu’un racisme à l’égard des autres créatures.
L’approfondissement des thèses de Singer et de ses épigones peut aboutir à ce que Luc Ferry qualifie de « déconstruction radicale des présupposés de l’humanisme [13] ».

Quelques remarques conclusives

* Le débat homme/animal est un débat univoque, nécessairement anthropocentré : c’est l’espèce humaine qui crée cette dissymétrie radicale entre les êtres vivants, dans laquelle seuls les hommes peuvent décréter qu’ils ont le devoir de connaître les autres et de les respecter.

* Ni l’éthologie, ni la génétique, ni la primatologie ne sont capables d’indiquer la place ontologique de l’humain dans l’espace du vivant. Comme le souligne Axel Kahn, le propre de l’homme est d’avoir dépassé l’hominisation, propre à tous les primates du genre homo, pour aller vers l’humanisation, qui reste l’apanage exclusif de l’être humain.
Mais ce statut particulier nous confère une responsabilité particulière : celle, si nous prenons la responsabilité d’être des humanistes conséquents, d’être responsables de l’exercice de notre pouvoir sur une nature qui n’est-elle, responsable de rien. Cet exercice conscient de la responsabilité humaine débouche sur la mise en évidence de la notion de devoir humain à l’égard des autres espèces animales.

Pour terminer comme nous l’avons commencé, en évoquant la figure mythique d’Épiméthée : Dans le premier tome de sa trilogie La Technique et le temps, Bernard Stiegler intitule son premier essai « La Faute d’Épiméthée [14] ». Il y fait du frère jumeau de Prométhée la figure archétypale de l’homme sans essence et inachevé, dont « le défaut d’origine » le rend toujours perfectible, dans un devenir lié à la technique.

Dans notre marche vers notre idéal de perfection, n’oublions pas l’animal !

[1La Théogonie, Les Travaux et les jours et autres poèmes, Classiques de Poche, 1999

[2Patrick Jean-Baptiste (dir.), Dieux, déesses, démons : dictionnaire universel, Paris, Éditions du Seuil, 2016, p. 267

[3Diogène Laërce, Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres,tome 2 Poche, 1993

[4Aristote, De l’âme, texte établi par A. Jannone, traduction et notes de E. Barbotin, Les Belles Lettres, 1966, Gallimard, Tel, 1994.

[5Montaigne, Essais I, 31, Ed. Ellipses, Paris, 1994.

[6Sylvia Giocanti, Montaigne et l’animalité, Université de Toulouse II-Le Mirail/ UMR 5037 CERPHI

[8Krief Sabrina et al. Antimicrobial agents and chemotherapy. Aug. 2004, p. 3196–3199.

[9Dominique Lestel, L’animalité, essai sur le statut de l’humain, L’Herne, 2007.

[10Jean-Claude Guillebaud, Le Principe d’humanité, Seuil, 2001.

[11Lynn White, Jr. Science, Vol. 155, No. 3767 (10 mars 1967), pp. 1203-1207.

[12Peter Singer, La libération animale, Harper Collins, 1975.

[13Ferry L, C Germé : Des Librairie générale française, 1994

[14Bernard Stiegler, La faute d’Épiméthée : la technique et le temps, (éd. Galilée, 1994.

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