I - DES VALEURS INSTRUMENTALES A REEXAMINER 

Comment, en redonnant force et vigueur à l’idée de citoyenneté, reprendre une parole confisquée par les "experts" ?

Pour éviter qu’un expert ne puisse prendre le pouvoir à ce titre, la démocratie athénienne avait confié à des esclaves, pourtant interdits de vote à la Boulé (assemblée tirée au sort parmi les citoyens) la maîtrise de différents champs comme l’assistance aux juges, l’archivage, les inventaires, la comptabilité, la surveillance de la monnaie et des poids et mesures, la police mais aussi la préparation de certaines lois.

Dans cette longue tradition, le technicien conseiller restait dans l’ombre. Ce qui paraît nouveau avec la crise sanitaire, c’est que la décision de l’État apparaisse suspendue à l’avis d’un conseil scientifique expert et que la communication quotidienne sur la pandémie, en France mais aussi souvent à l’étranger, soit confiée à un spécialiste, haut fonctionnaire expert en santé publique : Jérôme Salomon, directeur général de la Santé en France, Fernando Simón, directeur du Centre de coordination des alertes et des urgences sanitaires du ministère espagnol de la Santé ou encore Horacio Arruda, directeur national de la santé publique du Québec. Cette crise a ainsi rendu visible la montée en puissance et en visibilité des experts, phénomène qui est beaucoup plus général et qui pose des questions pour notre démocratie.

Même s’il est nécessaire de clarifier les notions (1), on constate que cette crise sanitaire a accentué une sorte de crise de confiance devant l’expertise (2), qui justifie de réfléchir à des réponses (3).

1. DES NOTIONS FLOUES, QUI DOIVENT ETRE CLARIFIEES

a) L’expert et le savant

L’expertise est très précieuse pour réduire les incertitudes mais difficile à obtenir. L’acquisition d’une expertise est le fruit d’une expérience qui peut prendre des années, voire des dizaines d’années. « Un expert n’est pas a priori un scientifique (et réciproquement) du fait de la finalité de leurs fonctions… Par le fait qu’il est mandaté, l’expert va porter ses compétences acquises dans un domaine à l’extérieur de celui-ci, tandis que le scientifique demeure à l’intérieur de son domaine ; alors que l’expert agit sur requête …, le scientifique mène une recherche à l’intérieur de son domaine…. Le savoir du scientifique peut être en suspens sur un point sans que cela n’entraîne pour lui une déqualification ; un expert, en revanche, doit produire un avis ; il est censé disposer d’un savoir qui conduit à la production de la vérité… À la différence du scientifique, l’expert produit une aide à la décision » (Yves Bréchet [1]).

b) Des contextes très dissemblables

Mais les contextes de l’expertise sont très divers. Pour simplifier, retenons trois cas topiques :
1) une expertise scientifique qui impose la contradiction des hypothèses et thèses discutées par la communauté scientifique internationale ;
2) l’expertise qui peut aussi se construire à partir de compétences acquises par l’expérience, comme pour l’artisan, l’artiste ou le praticien d’un domaine précis (médecin) ;
3) l’expertise citoyenne, individuelle et collective, qui s’avère essentielle pour redonner sens à l’action démocratique.

Dès lors l’accueil fait aux experts est lui aussi très variable. Lorsque l’expert paraît :

i) souvent on l’appelle…
L’accélération de l’information, la diversification des sources, la défiance vis-à-vis des pouvoirs publics ont accentué la nécessité d’une visibilité accrue des spécialistes plus ou moins autoproclamés, afin d’offrir non un éclairage mais d’indispensables certitudes, là où le trouble et l’impossibilité de répondre était autrefois tolérés. Les chaînes audiovisuelles se sont multipliées et avec elles le besoin d’avoir le spécialiste à la parole qui porte. On n’invite pas l’expert qui répondrait qu’il ne peut pas savoir, à quoi bon ?

ii) mais parfois pour le refuser :
« Sur les enjeux fondamentaux, les experts n’en savent pas plus que nous. Il faut dissiper ces faux mystères » (comme l’avait dit Paul Ricœur au journal Le Monde, 29 octobre 1991). L’impartialité des comités d’experts chargés d’évaluer les risques est mise en cause, les experts souvent soupçonnés de conflits d’intérêt : intérêts financiers, professionnels (financement de programmes de recherche, participation à des conseils) et intellectuels (appartenance à une association, à une société professionnelle, à une organisation politique ou spirituelle).

2. UNE MEFIANCE CROISSANTE

Dans l’affaire du sang contaminé, les experts consultés se sont trompés, par conformisme intellectuel, absence de vigilance et de sens de l’intérêt général. Au lendemain de la catastrophe de Tchernobyl (1986), de même, le Service central de protection contre les rayonnements ionisants a diffusé des cartes qui furent contredites gravement en 2005. Incompétence ou/et mensonge délibéré ? Un contre-exemple : le dépistage des dons de sang. Les autorités sanitaires françaises ont décidé qu’à compter de 2001 on rechercherait la présence de fragments du patrimoine génétique des virus du sida et de l’hépatite C chez chaque donneur de sang. Les experts s’opposaient fortement à cette décision à cause de son coût exorbitan [2]. Si les experts se sont opposés à la mesure, l’opinion publique a soutenu cette décision. L’atteinte d’un risque zéro à un prix exorbitant sur un sujet extrêmement sensible est plus populaire que la gestion équitable de multiples risques moins médiatisés. On est ici en présence d’un cas où le candide, l’opinion publique, l’emporte.

La contestation s’est radicalisée et la science, en tant que telle, est visée : vache folle, OGM, clonage, sang contaminé, pollution chimique, amiante, réchauffement de la planète, risques transgéniques, choix économiques. Les citoyens accroissent leur compétence et leur lucidité. Paradoxalement, le citoyen a de moins en moins confiance en cette parole. Alors, les appels à participer se multiplient au risque de perdre tout un chacun, l’élu comme le politique. Les concertations citoyennes locales ont explosé : conseils de proximité, de secteurs, commissions permanentes, conseils citoyens, lieux de débats, mairies de quartier, service de médiation pour « aller vers et faire avec », avant conseil municipal, comptes Facebook… Chaque jour dans chaque quartier, des temps de concertation, d’information, de collaboration. Et dans le même temps, la participation électorale s’effondre.

La crise des « Gilets jaunes » montre d’ailleurs qu’une partie de la population a le sentiment que les « élites » ont « confisqué » le pouvoir. Vivant cette situation comme une injustice, elle souhaite avoir « voix au chapitre ».

Entre compétence et égalité, le débat est ancien comme entre Polos, disciple de Gorgias, et Socrate pour qui « on doit respecter les bonnes opinions et non les mauvaises. Les bonnes sont celles des gens qui ont la compétence. » À l’opposé, l’égalité démocratique rapproche les hommes et annule ce qu’il y a de plus différent entre eux, le savoir et le pouvoir. « Le suffrage universel donne le même droit au savant et à l’ignorant en vertu du droit naturel. » (Clémenceau). La règle de la majorité est une bonne manière d’extraire d’avis individuels divergents une décision collective ayant force de loi. La justification formelle de l’efficacité du suffrage universel a été faite par Condorcet en 1785, à partir d’un argument probabiliste. Dans la mesure où le citoyen moyen a moins d’une chance sur deux de se tromper, la somme de tous les votes des citoyens a très peu de chance d’être erronée (selon le théorème « du jury » de Condorcet).

On revient de loin : « Le peuple est un éternel mineur, et il sera toujours au dernier rang, puisqu’il est le nombre, la Masse, l’illimité » (Gustave Flaubert, Lettre à George Sand). Au total, ainsi, « l’État ne peut plus se prévaloir de la seule expertise « scientifique » pour asseoir ses décisions, … il doit prendre la complexité du réel au sérieux [3]. ».

Mais « si tous les professeurs ont des intérêts dans les entreprises qui cherchent à capitaliser sur toute nouvelle découverte, à qui pouvons-nous demander un avis neutre ? » (selon la question posée par Al Gore, vice-président des États-Unis). Les cas de l’amiante, du médiator sont présents dans tous les esprits. Reste la voie judiciaire : l’injustice du mal subi n’est plus acceptée même si l’on invoque l’intérêt général ou la souveraineté.

Malgré des soubresauts contre la technocratie dénoncée comme gouvernant dans l’ombre, les citoyens s’accommodent aisément de la continuité de gestion par les techniciens de leur commune, département, région, pays ou Europe. Cela paraît difficile de changer la donne du fait de la complexification des niveaux d’intervention et de décision ainsi que du temps court de l’élu, alors que la politique nécessite un temps long.

3. COMMENT REDUIRE L’ECART ENTRE LA DECISION DEMOCRATIQUES ET LES EXPERTS ?

Des progrès sont cependant possibles et des pratiques nouvelles se développent :

1- venus d’Allemagne et des États-Unis dans les années 70, les jurys citoyens sont fondés sur un principe simple : au terme d’une solide formation et d’un vaste débat public, des citoyens tirés au sort produisent un avis éclairé sur une question difficile. La Convention citoyenne pour le climat, constituée en octobre 2019, qui regroupe 150 citoyens, a popularisé cette pratique en France ;
2- au-delà du bien et du mal, les comités ou commissions de déontologie ont bien pour mission de veiller au maintien des valeurs qui fondent notre éthique républicaine et humaniste. Pour prévenir les conflits d’intérêts, les comités d’expertise demandent à leurs membres de remplir une déclaration publique d’intérêts (DPI) ;
3- les collectifs citoyens se constituent pour défendre des causes. Par exemple, l’Union nationale des acteurs du développement local été la source de milliers de projets mobilisant tous les acteurs concernés et les différents échelons de territoires.

[1Yves Bréchet, L’expert, le conseiller, le décideur, Collège de France, Colloque « science et démocratie », 18 octobre 2013.

[2tSelon Jean-Paul Moatti, chercheur à l’Inserm, le prix d’une année gagnée par ce dépistage est de 55 millions d’euros, alors que, par ailleurs, on considère qu’une année de vie gagnée grâce au traitement du cancer du sein coûte 7 600 euros.

[3Corinne Delmas, Sociologie politique de l’expertise, La Découverte, 2011

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