II - DES PRINCIPES CONSTRUCTIFS A REVISITER 

Quelle place pour une éthique de responsabilité dans nos décisions individuelles et collectives ?

Si le droit et la morale, tous deux prescripteurs, « tendent à séparer le bien du mal, distinguer le permis de l’interdit [1]. », l’éthique permet plutôt, quant à elle, d’élaborer ce qu’il est bon de faire dans une situation et à un moment donné. Elle dépasse la vision binaire des impératifs moraux et/ou réglementaires. Elle apparaît à la fois comme une posture et une démarche. Posture citoyenne qui donne à voir « le beau, le bon, le juste » à l’ensemble de la communauté. Positionnement éthique qui participe du souci de soi, du souci de l’autre et qui considère chaque situation comme unique. Enfin, posture par infusion de l’exemplarité qu’elle induit.

L’éthique peut aussi être comprise comme une démarche politique – la gestion de la pandémie relève bien de l’action politique – qui offre à la société civile les repères d’un pilotage (éthique) et qui engage les acteurs dans des processus participatifs. En effet, par la délibération qu’elle sous-tend, l’éthique impose l’exploration des meilleures solutions possibles pour chacun des acteurs concernés. En ce sens, elle est une démarche qui peut renvoyer à un management éthique de la société. Elle est dans tous les cas une posture de dirigeant indispensable à un fonctionnement humaniste et juste de la société.

Nous sommes là au cœur de l’éthique car « elle est une pensée de l’action, elle renvoie à une ontologie de la relation [2] ». Et c’est cette dimension qui fonde toute prise de décision donc de responsabilité. Fondée sur des principes (1), cette pensée conduit à privilégier des formes renouvelées d’action collective (2)

1. DES PRINCIPES A REAFFIRMER

a. La responsabilité est l’acceptation des conséquences de ses actes.

Le philosophe allemand Hans Jonas, dans Le Principe Responsabilité , prône une « nouvelle responsabilité » face à l’émergence de la technoscience. La responsabilité selon Jonas ne préconise pas la réparation des torts occasionnées à autrui, elle interdit tout simplement d’entreprendre une action qui nuirait à la génération future. Toute utilisation d’une nouvelle technique doit donc prouver qu’elle n’est pas dangereuse pour l’avenir. La responsabilité, telle que la voit Jonas, agit en amont et prévoit les conséquences de l’action. Selon lui, toute technologie qui peut détruire l’humanité doit être interdite. Ne nous a-t-on pas confié la planète ? Pour Jonas, la responsabilité parentale devant le nouveau-né est l’origine et le modèle de toute responsabilité, donc de toute éthique.

b. Se changer soi

Peter Sloterdijk traite de « l’homme éthique » qui se consacre à construire des ponts : « Tout le complexe que l’on nomme éthique ressort du geste de la conversion à la capacité », un changement de mode d’existence pour éloigner « passions, habitudes et idées obscures [3]. ». L’homme se ment souvent à lui-même et ne manque jamais d’arguments pour se convaincre que l’erreur est le droit, plein d’illusion sur l’excellence de sa culture, la justesse de ses choix, l’efficacité de sa science. L’homme de progrès lui-même a perdu le sens de l’effort permanent sur soi qui lui permet d’évoluer en qualité et spiritualité. Il a ainsi oublié que changer sa vie et changer le monde vont de concert et sont perpétuellement nécessaire !

Aller vers une éthique de la responsabilité, c’est d’abord être conscient de l’Homme que l’on veut être, conscient de l’image que l’on porte et que l’on renvoie, être sûr de ses principes d’action. C’est aussi faire en sorte que chacun existe à sa place et dans son lien aux autres, permettre l’émergence des potentiels par les leviers de la reconnaissance, de la valorisation et de la responsabilisation.

Cette dynamique au sein de la société repose sur des liens de confiance empreints d’exigence et de bienveillance. Exigence parce qu’il est de notre devoir d’offrir et d’aller vers le meilleur de soi et de l’autre : c’est le pari de l’éducabilité et la perfectibilité de tout être humain. Bienveillance, au sens de « veiller bien », parce que la gouvernance repose essentiellement sur la qualité de la relation humaine quelle qu’elle soit, politiques-usagers-personnels-institutions…

Mais cela ne semble possible qu’à la condition d’être soi-même conscient de ce que nous sommes et portons. Dans toute situation, nous sommes à la fois juges et parties. Juges car nous prenons la décision. Parties parce que nous sommes aussi acteurs de la société. Chaque citoyen est à la fois hors et dedans, et cette dialectique demande un constant travail sur soi-même, un effort de délibération intime qui interroge sa conscience. Cela implique une nécessaire et permanente recherche de cohérence entre la théorie et l’action, une volonté affirmée d’authenticité qui puisse être opérationnelle.
Parler d’éthique, c’est travailler à la sphère intime et personnelle qu’est la connaissance de soi, plus encore la conscience de soi. La première étape de la construction d’une citoyenneté responsable semble nécessairement être ce travail sur soi. C’est un point d’appui mais également un obstacle, justement parce que cela relève de l’intime. Considérant l’éthique comme une pensée de l’action, elle nécessite une réflexion sur les valeurs qui motivent et orientent nos décisions. Ces mêmes décisions dont nous devons répondre devant autrui car toute décision engage notre responsabilité.

Construire un agir éthique exige une démarche à la fois personnelle et professionnelle :

  • personnelle par la prise de conscience de nos principes d’action, par le choix du lien aux autres que nous voulons bâtir, par le doute qui implique le questionnement. L’éthique semble être une ascèse intérieure, à la fois une discipline, une démarche et un apprentissage : une ascèse au sens où l’éthique réclame un travail sur soi-même et le recours à une discipline librement consentie. Les choix sont alors guidés par les valeurs et non plus par la contrainte ;
  • professionnelle par la construction de compétences, à l’écoute des collaborateurs, par l’impulsion d’une démarche coopérative qui enclenche la cohésion sociale.
    Seule une démarche éthique sur ces deux plans peut construire l’alchimie de la confiance entre la légitimité et la reconnaissance de la compétence.

2. UNE AUTRE DEMOCRATIE COMME HORIZON

Un autre temps qui donnerait toute sa place à une éthique de la responsabilité est la mise en œuvre d’une démocratie participative opérationnelle et non plus seulement de façade. Pierre-Olivier Monteil parle de la recherche « du consentement, du passage d’un management sur les autres à un management avec eux [4]. ». En réalité, il s’agit de déclencher et de valoriser le pouvoir discrétionnaire de chaque acteur. Très peu de citoyens résistent à cette dynamique. Se sachant respectés, ils deviennent libres de leur choix. S’engagent alors des logiques de coordination et de coopération qui conduisent à la création d’espace-temps d’intelligence collective [5]. C’est là que s’élabore le questionnement et la délibération éthique. Cela suppose de faire le pari du collectif, audacieux dans notre société contemporaine et qui ne va pas de soi.

Notons que les pays qui s’en sortent le mieux avec la pandémie du au SARS-COV 19, qui a déferlé sur le monde à partir de l’hiver 2019, sont ceux dont les dirigeants (souvent des femmes comme l’Allemagne, la Nouvelle-Zélande, le Danemark, Taïwan) ont organisé la riposte sans tergiverser, misant sur la confiance des citoyens, leurs sens des responsabilités, attribuant une grande valeur à la transparence, à la responsabilité individuelle, au dialogue, à l’empathie, à la tolérance et au consensus, autant de caractéristique utiles contre l’épidémie [6]. Comme le résume une économiste, « Le pouvoir de la base et l’autogestion sont plus puissants que tout [7]. »

Il faut sans doute en venir aussi aux petites unités humaines gérées sans politique. Ainsi les projets de ces petites unités dépolitisée et autogérées, quêteuses de vérité et d’intelligence collective, exerceront des solutions d’organisation de la société faisant confiance à l’humain. La société civile durant cette crise sanitaire nous a révélé les possibilités de la solidarité humaine. Les associations d’entraide de proximité ont eu à cœur de relever tous les défis ! C’est dans ce projet organisationnel que l’éthique de l’agissement responsable s’exerce le mieux. Le retour d’expérience des gens de terrain est précieux.

Mais depuis la mondialisation des économies, des pensées, des communications, l’individu est totalement intégré dans un tout. L’actuelle pandémie nous rappelle cette situation, avec la diffusion ultrarapide du virus (de l’ordre d’un mois), favorisée par les transports modernes qui tissent des mailles sur la totalité de la planète. Ainsi, tout citoyen est un citoyen du monde, donc responsable de tous les humains, de la globalité de l’Humanité.

L’exercice de la responsabilité, qui permet à l’être humain d’acquérir sa liberté, n’a de sens que s’il s’inscrit dans le cadre d’une éthique prenant en compte l’Autre.

[1Jean-Pierre Obin, Les établissements scolaires entre l’éthique et la loi, Hachette, Edition n°12-2018, page 67

[2Patrice Canivez, L’Éthique et le soi chez Paul Ricœur : Huit études sur Soi-même comme un autre, PU du Septentrion, 2013, page 17.

[3Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie, 2009

[4Pierre-Olivier Monteil, Éthique et philosophie du management, Éditions Eres, 2016, page 24

[5Michèle Caine, Romain Mathieu, Capucine Vigel, Manager un EPLE à l’heure du numérique, CNDP, 2013, page 87

[6Le Point , 19 /05/2020, article de Luc de Baroch.

[7Vandana Shiva, « écoféministe » indienne, prix Nobel alternatif en 1993 héroïne indienne du mouvement anti-OGM pour défendre la liberté des graines.

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