II - DES PRINCIPES CONSTRUCTIFS A REVISITER 

Comment penser le risque dans notre société ?

Comme le résume Anne Dufourmantelle [1], « comment ne pas s’interroger sur ce que devient une culture qui ne peut plus penser le risque sans en faire un acte héroïque, une pure folie, une conduite déviante ? Et si le risque traçait un territoire avant même de réaliser un acte, s’il supposait une certaine manière d’être au monde, construisait une ligne d’horizon ».

On ne fait plus l’éloge du risque ou alors seulement du « risque zéro ». Nous sommes tous devenus, plus ou moins consciemment, les adeptes du conseil malicieux de Panisse (Fanny -Acte II- Pagnol) : « Si vous voulez aller sur la mer sans aucun risque de chavirer, alors, n’achetez pas un bateau, achetez une île ! ». La métaphore maritime se justifie d’autant plus, lorsqu’il est question de risque, car le mot serait peut-être être apparenté au latin resecare (du verbe secare, couper en deux) qui signifie enlever en coupant, rogner, retrancher [2]. Plus vraisemblablement, selon Alain Rey [3], l’étymologie du mot renverrait en fait au latin classique rixare, se quereller (rixe) « par un développement menant des valeurs de combat et de résistance à celle de danger ».
Quoi qu’il en soit, on le voit, le risque comporte en lui-même une forte connotation péjorative, liée aux notions de danger, de perte, voire de naufrage et en définitive de mort. Le risque n’est pas a priori une valeur positive à laquelle on s’abandonnerait volontiers, mais une menace qu’il faut éviter voire éradiquer. Dans ce combat incertain, la valeur phare qui attire en contrepoint l’humanité comme une lumière salvatrice, c’est la sécurité, quête universelle.

Or la notion est plus complexe (1) ; elle ne devrait pas conduire à une demande toujours accrue de protection (2), mais plutôt à une pédagogie de la prise de risque maîtrisée (3).

1. UNE NOTION COMPLEXE : RISQUE COMMENT ?

Le risque est la coexistence d’un aléa et d’un enjeu. « En soi, rien n’est un risque, il n’y a pas de risque dans la réalité. Inversement, tout peut être un risque ; tout dépend de la façon dont on analyse le danger, considère l’événement » (François Ewald, Histoire de l’État-providence, 1996). Nous sommes les victimes d’un biais cognitif car beaucoup plus sensibles au risque de l’action qu’à celui de l’inaction. Les risques même minimes d’une vaccination sont majorés par rapport à ceux d’une absence de vaccination.

On peut hiérarchiser les risques en multipliant leur occurrence par leur impact, gain ou coût, mais ce modèle simple en apparence peut se complexifier rapidement :
₋ l’impact n’est pas nécessairement subi ou supporté par celui qui prend le risque ;
₋ l’impact et son coût peuvent être sensiblement décalés dans le temps (climat) ;
₋ la prise de risque peut être collective et inconsciente (pandémie) ;
₋ un risque négligeable peut avoir un impact insupportable (nucléaire).

Une illustration de cette approche est donnée par la politique de Santé Publique, qui prend en compte le risque objectif ramené à l’acceptabilité sociale. Pour la Covid-19, le risque réel à porté par cette épidémie a été évalué de multiples façons et par de multiples autorités. « 99% des personnes atteintes en sortent guéries, 1% en décéderont et 80% de ces personnes ont plus de 70 ans. Cette pandémie a des caractéristiques graves mais pas exceptionnelles, comparée à des pandémies précédentes, mais le risque ressenti est inchiffrable » (Serge Simon, médecin).

Ces observations posent le rapport entre l’individu et le collectif, entre l’acte et ses conséquences. Depuis le succès du Cygne noir du philosophe, statisticien et épistémologue (libanais naturalisé américain) Nassim Nicholas Taleb [4] , les décideurs sont plus sensibles aux occurrences très faibles engendrant un coût excessif, tel que le risque industriel chimique.

Signe des temps, les grandes entreprises commencent à créer des comités des risques. Historiquement limités aux risques financiers et hébergés au sein du comité d’audit, ces comités sont chargés d’évaluer de nouveaux types de risques et par exemple les risques sociétaux, humains, industriels, cyber, pandémiques, terroristes, « réputationnels » pour reprendre l’adjectif québécois, climatiques, géopolitiques.

Serait-ce que nous devons nous faire peur, non comme les gosses avec des histoires de fantômes, mais avec d’inquiétants futurs possibles ? La peur serait devenue le vrai sentiment moral (elle joue chez le philosophe Jonas le rôle du respect chez Kant) - mais c’est une peur délibérée. Cette peur est donc instructive et mobilisatrice. « Jamais l’existence ou l’essence de l’homme dans son intégralité ne doivent être mises en jeu dans les paris de l’agir. » Le propre de toute action est de mettre en jeu les intérêts d’autrui, ce qui n’est acceptable qu’en deçà de certains seuils. L’enjeu (la mise en jeu) ne doit jamais être l’intégralité des intérêts des autres, et surtout pas leur vie - sauf en cas de suprême danger, car « on peut vivre sans le bien suprême, mais non pas vivre avec le mal suprême… Jamais l’existence ou l’essence de l’homme dans son intégralité ne doivent être mises en jeu dans les paris de l’agir. » Pour Jonas, la responsabilité parentale devant le nouveau-né est l’origine et le modèle de toute responsabilité, donc de toute éthique (Bernard Sève, revue Esprit, octobre 1990, commentant Hans Jonas, Le principe responsabilité).

2. FAUSSES PISTES ? LA RECHERCHE D’UNE PROTECTION TOUJOURS ACCRUE

S’inspirant des millénarismes, la proximité de la catastrophe, dont nous sommes les coupables désignés, devient un véritable message symbolique apocalyptique. « Vous avez fauté, vous avez été punis, nous sommes à la fin du monde. Mais il existe comme une chance ultime : un sauvetage in extremis est offert, mais il faut se convertir. » L’aversion pour le risque est en effet un moteur puissant. Comme l’a résumé Jean Delumeau [5], « la plus grande pulsion n’est pas la libido mais le besoin de sécurité ».

Plus la peur est grande, plus le traumatisme est profond et plus le besoin de protection qui s’ensuit emporte toute autre considération, comme en témoigne la période d’après-guerre. Les peuples, assommés par la succession des deux conflits armés les plus meurtriers et les plus abominables de toute l’histoire de l’humanité, semblent s’être réfugiés dans une quête éperdue de sécurité. Par exemple, adopté dans la clandestinité le 15 mars 1944 et audacieusement intitulé « Les jours heureux », le programme du Conseil National de la Résistance témoigne bien de cette aspiration sécuritaire qui façonne encore plus de 75 ans après nos sociétés et nos mentalités. Ce court manifeste d’une dizaine de feuillets à peine, profondément révélateur de l’esprit de la Libération, comporte dans sa deuxième partie un paragraphe particulièrement instructif (« Mesures à appliquer dès la libération du territoire - II-5-B – Sur le plan social ») où l’on retrouve, comme martelés, les termes « droit » (droit au travail, droit au repos…), « garantie » et enfin et surtout le mot « sécurité ». Maître-mot de ce texte, le terme « sécurité » ne revient en effet pas moins de 4 fois, décliné sous toutes ses formes : « sécurité », « sécurité sociale », « sécurité de l’emploi », « sécurité du niveau de vie ».

En 1995, lors des cérémonies de commémoration du cinquantenaire » (avec Alexandre Parodi, ministre du travail et de la sécurité sociale et Ambroise Croizat qui lui succéda le 21 novembre 1945), Pierre Laroque, l’un de ses trois « Pères fondateurs » de la Sécurité Sociale, a suggéré l’idée selon laquelle l’histoire de l’humanité serait en fait l’histoire d’une quête éternelle et universelle de sécurité : sécurité physique contre les agressions et les dangers de la nature, puis sécurité alimentaire avec le développement de l’élevage et de l’agriculture, sécurité militaire contre les autres hommes, sécurité politique contre la violence interne de la société civile, enfin sécurité économique et sociale contre les risques et les aléas de la vie. Tout converge en somme dans les aspirations profondes de notre société et de notre inconscient collectif pour réduire au maximum le risque, pour s’en prémunir, le circonvenir, le circonscrire, pour s’assurer, se réassurer, quitte à payer des régimes complémentaires, voire sur-complémentaires, à n’en plus finir. Plus le risque est réduit, plus ce qu’il en reste nous parait intolérable, conformément à la loi déjà formulée par Alexis de Tocqueville [6] concernant les inégalités sociales : plus l’égalité progresse, plus les inégalités résiduelles paraissent insupportables aux peuples.

3. DES PISTES D’EVOLUTION : FORMER A UNE GESTION ECLAIREE DU RISQUE

L’enfant a besoin de s’individualiser, de se risquer à vivre par lui-même. Pour cela, il doit expérimenter sa capacité à surmonter les risques et connaître ses limites. Le psychanalyste Jacques Lacan, se référant à Sigmund Freud, a décrit dans ses tout premiers travaux l’angoisse qu’a à surmonter le bébé quand il découvre l’Autre, celui qui n’est pas dans sa sphère de sécurité maternelle. Quant à Mélanie Klein, l’une des pionnières de la psychanalyse des enfants avec Anna Freud, elle parle de clivage à ce stade. Comme on ne peut ignorer le risque, il faut, pour progresser, le faire entrer dans le quotidien.

Existe-t-il des solutions faciles à mettre en œuvre pour au moins en limiter les effets délétères ? Sans doute. Pour cela, il faut commencer à former les plus jeunes à une prise de risque encadrée : les jeunes Français apprennent tous à nager, mais pas à grimper aux arbres, alors que les enfants des classes de primaire de certains pays d’Europe du Nord ont des journées entières de cours en forêt afin de structurer une relation équilibrée à la nature, entre plaisir et danger. Il faut aussi faire le lien qui existe entre prise de risque et plaisir… ce qui rendrait (peut-être) possible de permettre à tous de trouver un juste équilibre. En fait, apprendre à gérer le risque, c’est apprendre à l’identifier et planifier des protocoles de sauvegarde, c’est aussi apprendre à contrôler sa peur par la prévention et l’entrainement.

La prévention permet d’éviter de se trouver surpris par le risque et la formation permet de savoir comment réagir à l’imprévu sans être sidéré. Il semble par conséquent essentiel d’apprendre en à appréhender la complexité et l’incertain : cette appréhension du risque doit permettre à chacun de positionner son « curseur » personnel entre excès de prudence d’une part et trop de témérité d’autre part. Chacun, au fond, doit apprendre à évaluer l’impact dans le temps d’une décision : toute prise de risque peut engendrer un impact décalé dans le temps dont la causalité sera difficile à établir (contagion, réchauffement climatique…). Nous ne devons pas oublier que le progrès technique, mais aussi le progrès social ou architectural, se font par ruptures et prises de risques successives.

Nous vivons ainsi dans un système qui dépense pratiquement six fois plus pour se soigner et payer ses retraites que pour éduquer ses jeunes, qui soigne et protège ses vieux plutôt que d’investir dans l’instruction de ses enfants, un système qui choisit la sécurité plutôt que l’avenir, un système qui honnit le risque. La protection sociale est même devenue tellement puissante que nous en avons perdu le sens commun, au point de penser que l’on pourrait créer un « droit à la santé » alors qu’il n’est pas raisonnable d’envisager autre chose qu’un simple « droit aux soins », la santé renvoyant tout de même à des notions de responsabilité individuelle, d’aléa et de risque qui ne peuvent entièrement ni se socialiser, ni se déléguer à une technostructure. L’hypertrophie de la protection sociale est un des symptômes de cette quête éperdue de sécurisation. Entre le chien et le loup de la fable de La Fontaine, nous avons clairement choisi le statut du chien.

4. ENVISAGER LE RISQUE COMME UNE PROVIDENCE

Or, comme l’a écrit M. Scott Peck « la véritable sécurité consiste à apprécier l’insécurité de la vie [7] ». Pierre Boulle a écrit un conte philosophique [8]dont la morale est elle aussi claire : les pires maux qui guettent l’humanité ne sont pas toujours ceux que l’on croit, le plus redoutable étant l’ennui né du confort, de l’oisiveté et de la surprotection socio-économique. Cette morale est vieille comme les Satires de Juvénal [9] (panem et circenses, d’où le titre de l’ouvrage de Pierre Boulle en écho), ou comme l’Ecclésiaste (Chapitre XXXIII, v29 : « l’oisiveté est la mère de tous les vices »). Mais elle a le mérite de nous rappeler les dangers d’une quête excessive de sécurité et de réduction acharnée des risques. Que les malheurs et souffrances infinies nés des holocaustes du XXe siècle aient fini par créer un formidable besoin de protection et de sécurité, on peut le comprendre. Cependant que ce besoin aboutisse à une volonté d’éradication de la notion même de risque, il faut le déplorer, en rappelant avec le psychanalyste Erich Fromm [10] : « La tâche à laquelle nous devons nous atteler, ce n’est pas de parvenir à la sécurité, c’est d’arriver à tolérer l’insécurité. »

Selon Georges A. Bertrand [11], « riz », « ration journalière », correspondrait « à la part de biens que Dieu attribue à chaque homme (…) d’où la signification d’événement fortuit, puis de risque. » Dans cette vision, les idées de don et de providence viendraient ainsi enrichir le concept de risque d’une dimension positive et contribueraient certainement à le repenser sous un jour plus optimiste. Dans de nombreuses mythologies, d’ailleurs, la sortie du jardin (paradis) consiste à aller affronter le chaos, accepter de vivre et prendre le risque de mourir. S’émanciper de la tutelle des dieux, c’est prendre un risque fondamental. Il est par conséquent urgent de mettre en œuvre une nécessaire formation à la prise de risque en ayant toujours présent à l’esprit trois points :
₋ vivre consiste à prendre des risques et la liberté individuelle et collective est à ce prix ;
₋ tout acte, toute décision génère des conséquences qu’il appartient à chacun de savoir évaluer et assumer ;
₋ ne rien faire n’est pas une option.

[1L’éloge du risque, 2011. Psychanalyste et philosophe, elle est morte le 21 juillet 2017 des suites d’un arrêt cardiaque, en tentant de sauver l’enfant d’une amie de la noyade.

[2Pierre Guiraud, Dictionnaire des étymologies obscures, Coll. Sciences humaines, Bibliothèque scientifique Payot, 2006

[3Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française (édition augmentée), Le Robert, Paris 2016

[4Nicholas Taleb, Le Cygne noir : La puissance de l’imprévisible, éd. Les Belles Lettres, Paris 2012.

[5Jean Delumeau, Préface, in Histoire des pères et de la paternité, 1990.

[6Tocqueville, De la démocratie en Amérique,1830.

[7M. Scott Peck, psychiatre et auteur américain, The Road Less Traveled, 1978

[8Pierre Boulle, Les jeux de l’esprit, J’ai lu, Paris 1971.

[9Juvénal, Satires, Juvénal, traduit du latin par Jean Dusaulx (1770) et illustré par Louis Moreau. A l’enseigne du pot cassé, coll. Antiqua n°12 (1929)
en ligne https://mediterranees.net/litterature/juvenal/satire1.html

[10Erich Fromm, La peur de la liberté, Ed. Parangon, 2007.

[11Georges A. Bertrand, Dictionnaire étymologique des mots français venant de l’arabe, du turc et du persan, L’Harmattan (3e édition), 2019.

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