II - DES PRINCIPES CONSTRUCTIFS A REVISITER 

Comment relever le défi des enjeux environnementaux dont dépend l’avenir et le progrès de l’humanité ?

Selon Yuval Harari [1], à l’âge de pierre, l’homme moyen disposait d’environ 4 000 calories d’énergie par jour : nourriture, confection d’outils, de vêtements, d’arcs, feux… Aujourd’hui, l’Américain moyen dépense 28 000 calories énergie par jour : estomac, voiture, ordinateur, réfrigérateur, TV…. Or l’histoire de l’île de Nauru hurle la nécessité de repenser les rapports à la nature : ayant épuisé ses ressources en phosphate exploitées par les Anglo-Saxons, la spéculation finit de la ruiner. Elle détenait le deuxième niveau de vie mondial, aujourd’hui, c’est un autre record : 90% de chômeurs.

Le compte à rebours d’une fin de vie humaine sur la Terre est-il commencé ? L’épuisement des énergies fossiles, les dérèglements climatiques, les bouleversements de l’écosystème, tout ceci produit par les activités humaines et la surpopulation sur terre, associée aux risques de famine et d’exode climatique, inquiète désormais à ce point. Les tenants de la collapsologie, néologisme en vogue, pensent que l’effondrement serait déjà enclenché, à moins d’une rupture radicale de nos modes de vie et d’un changement de paradigme. D’aucuns prônent même la décroissance. L’irruption du coronavirus surplombe, de façon inédite, la représentation collective d’un futur anxiogène et non plus prometteur, comme il le fut pour les générations d’après-guerre croyant en des jours meilleurs. En effet, après une longue période d’aveuglement (1), une forme de prise de conscience émerge (2). Comment la transformer en action (3) ?

1. UN LONG AVEUGLEMENT

a. Comment définir l’environnement ?

L’étymologie peut nous offrir quelques points d’appuis. Bien que l’origine du concept soit imprécise, il se compose du préfixe grec « en » et du latin « vivare », qui signifie « tourner ». L’environnement est ce qui tourne autour de nous les humains, l’homme se plaçant d’emblée au centre de la vie sur terre, considérant les ressources ipso facto à son seul bénéfice, aux dépens des autres espèces. Les religions du Livre ne font que conforter, en la légitimant, une telle représentation, tandis que la question de notre interdépendance aux éléments, aux minéraux, aux autres espèces végétales ou animales est bien occultée. Pourtant, nous ne pouvons pas nous extraire de notre écosystème. L’univers n’est pas « notre » environnement, c’est nous qui n’en sommes qu’une infime partie, un sous-produit, une excroissance totalement dépendante, pénétrée, conditionnée et tributaire. « L’univers me comprend et m’engloutit comme un point » (Pascal, Pensées).

b. Ecce homo : et il se crut le maître du monde

« La loi cachée de la Terre conserve celle-ci dans la modération qui se contente de la naissance et de la mort de toutes choses dans le cercle assigné du possible, auquel chacune se conforme et qu’aucune ne connaît. La volonté seule, de tous côtés s’installant dans la technique, secoue la Terre et l’engage dans les grandes fatigues, dans l’usure et dans les variations de l’artificiel. Elle force la Terre à sortir du cercle de son possible, tel qu’il s’est développé autour d’elle, et elle la pousse dans ce qui n’est plus le possible et qui est donc l’impossible » (Heidegger [2]). Des catastrophes, comme celle de Fukushima, paraissent vérifier cette conception : le tsunami qui a frappé le nord-est du Japon en 2011, et les explosions consécutives dans la centrale nucléaire de Fukushima, forment un emboîtement implacable de catastrophes humaines, géologiques et psychiques. S’il y a bien un épicentre géologique naturel du tremblement de terre qui a dévasté le nord-est de l’île d’Honshu, la centrale de Fukushima, elle, représente l’épicentre symbolique de l’ère de l’anthropocène. C’est surtout un accident de civilisation. A Aneyoshi, la vague a atteint 38,9 mètres et pourtant, il n’y pas eu de victimes. Les habitants ont respecté l’injonction de leurs ancêtres qui mettait en garde contre un autre tsunami qui, un jour ou l’autre, devait arriver. À 200 mètres en contrebas du hameau, une stèle de pierre d’un mètre de hauteur se dresse perdue au milieu des rochers et des arbres. Elle porte une inscription : « En commémoration des grands tsunamis de 1896 et de 1933. Souvenez-vous de ces désastres et ne construisez jamais vos maisons en deçà de cette limite. » En 1933 il n’y avait eu que deux survivants, cette fois on ne dénombre pas de victimes.

Depuis le XIXe siècle, l’Occident s’est affirmé comme la civilisation technoscientifique par excellence, proposant ou imposant au reste du monde un mode de développement fondé sur l’innovation technologique comme principal moteur de croissance économique. Parce que nous l’assimilons de manière univoque au progrès humain, le progrès technique prime sur toute autre considération politique, sociale, morale. Une exception n’est faite, et encore imparfaitement, que pour les situations dans lesquelles l’humain lui-même devient en quelque sorte un matériau expérimental (cellules souches, procréation assistée…).

2. UNE PRISE DE CONSCIENCE ENCORE IMPUISSANTE

a. Penser, d’accord…

L’idée d’une solidarité de l’humanité avec la planète n’est pas nouvelle. Elle a été par exemple exprimée avec lyrisme par notre F. Elisée Reclus (1830-1905), géographe et anarchiste girondin : « prendre définitivement conscience de notre humanité solidaire, faisant corps avec la planète elle-même, embrasser du regard nos origines et notre présent, notre but rapproché, notre idéal lointain, c’est en cela que consiste le progrès. » Ce qui n’exclut pas une réelle lucidité sur la capacité humaine à progresser/régresser : « Le fait général est que toute modification, si importante qu’elle soit, s’accomplit par adjonction au progrès de régrès correspondants [3]. »

Mais comment parvenir à appliquer enfin ce précepte qui devrait aujourd’hui être le nouveau slogan de l’humanité tout entière : primum non nocere, en premier lieu ne pas nuire ? Une politique de gestion globalisée a été théorisée et préconisée par les instances internationales dès les années 1990. C’est ainsi que lors de la Conférence des nations unies sur l’environnement et le développement de Rio de Janeiro (1992), l’une des quatre priorités proposées au Sommet de la terre était une « Convention mondiale de la forêt ». Faute d’accord, les États l’ont transformée en une simple « Déclaration de principe sur les forêts » annexée au rapport de la Conférence. En réalité, le constat a été fait il y a longtemps déjà, en l’occurrence par le président Jacques Chirac, lors du sommet de la Terre, en 2002 : « notre maison brûle et nous regardons ailleurs. La nature, mutilée, surexploitée, ne parvient plus à se reconstituer, et nous refusons de l’admettre. L’humanité souffre. Elle souffre de mal-développement, au Nord comme au Sud, et nous sommes indifférents. La Terre et l’humanité sont en péril et nous en sommes tous responsables ». Comment passer du mythe de la possession et de la domination du vivant à celui de la protection, pour faire naitre des rites nouveaux, comment passer de la compétition à la coopération, comment inventer des signes nouveaux de respect du vivant ?

b. Mais comment agir ?

Commençons par une mise en garde, empruntée à Ulrich Beck [4] : devant la mondialisation et l’ampleur des dangers annoncés, « là où tout devient menace, il n’y a pour ainsi dire plus rien de dangereux. Lorsqu’il devient impossible d’y échapper, on préfère ne plus y penser du tout ».

Des principes doivent pourtant être adoptés, pour faire face à ces menaces globales. Le penseur allemand Hans Jonas [5]préconise en ce sens l’impératif éthique suivant, inspiré de Kant : « Agis de façon à ce que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre. » Voilà définie une éthique nouvelle pour agir dans le monde contemporain, adaptée à des citoyens du monde conscients des avancées qu’ont apportées les technologies modernes comme des effets délétères qu’elles peuvent avoir sur notre environnement. Jonas préconise que l’on progresse vers plus d’humanité en nous intéressant en premier lieu à l’existence de l’Homme, à son interopérabilité avec la nature. Il en est de notre responsabilité de « rendre à nos enfants » une terre indemne de toute « blessure ».

Comment conjuguer à un même temps progrès et développement maîtrisé dans nos sociétés développées ? La question a pris un tour aigu avec la pandémie de SRAS-Cov2 qui a déferlé sur la planète depuis les derniers mois de 2019. Elle a entrainé un doute existentiel pour l’humanité. Ce doute nous rapproche de l’universel et nous rappelle cette maxime : « Seul on n’est rien, ensemble on est tout ». Très concrètement et indubitablement, il faut promouvoir deux actions publiques majeures qui devraient être systématisées et bien plus lourdement sanctionnées qu’elles ne le sont actuellement lorsqu’elles sont violées : le principe de réparation en aval (curatif), et le principe de précaution en amont (préventif).

La théorie du changement décompose en trois phases le comportement humain : l’instant de voir (bon sang mais c’est bien sûr), le temps pour comprendre (oui bien sûr, mais …), enfin le moment d’agir qui suit les deux premiers. Le nœud de toute démarche du changement, celui qu’il convient de dénouer pour agir, c’est ce temps pour comprendre.

Amélioration spectaculaire de la pureté de l’air, disparition miraculeuse de la pollution sonore, des embouteillages et du trafic aérien, développement massif du télétravail, chute de 70 % de la délinquance et de 50 % de la mortalité routière (chiffres comparés des mois de mars, avril et mai 2020/2019 en France), découverte émerveillée du chant des oiseaux, et d’animaux sauvages déambulant dans des villes devenues étrangement calmes et silencieuses, éclosion de potagers dans les jardins et jusque sur les balcons des immeubles... le « monde d’Après » saura-t-il garder ces souvenirs positifs du « monde pendant » la Covid-19, ou n’en fera-t-il qu’un « monde perdu » ?

Il ne s’agit donc plus de prendre l’individu comme une monade hors-sol mais de le considérer comme un être ayant par essence un rapport au monde, à un monde commun avec l’ensemble du vivant. C’est ainsi qu’un nouvel humanisme peut être défini, dans la continuation du progrès des Lumières : après l’homme au centre des connaissances, nous devons considérer l’homme en rapport avec les autres vivants, dans un rapport d’équilibre et de limites.

[1Yuval Harari, Homo Deus, 2015.

[2Heidegger, Dépassement de la métaphysique, 1936.

[3Élisée Reclus, « Aux compagnons rédacteurs des Entretiens », Entretiens politiques et littéraires. L’Homme et la Terre, T. VI.

[4Ulrich Beck, La société du risque, 1986.

[5Hans Jonas, Le principe de responsabilité : Une éthique pour la civilisation technologique, Champs Essais, 2013.

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