I - DES VALEURS INSTRUMENTALES A REEXAMINER 

Comment mieux reconnaitre le mérite au travail ?

« Il y a dans le travail des mains et en général dans le travail d’exécution, qui est le travail proprement dit, un élément irréductible de servitude que même une parfaite équité sociale n’effacerait pas » (Simone Weil) [1]. Le travail est un concept entre deux perceptions extrêmes : la joie de la création d’une part et la douleur pour aboutir d’autre part, entre opus et labor ; Zola versus Tolstoï, le premier valorisant le travail, le deuxième le décriant.

En réalité, la diversité des tâches et de l’inscription du travail dans la société en font un enjeu à la fois culturel (1) et social (2), compliquant la question d’une reconnaissance différente (3).

1. UN ENJEU CULTUREL, SOCIAL ET POLITIQUE

La mythologie grecque déconsidère tout autant le travail que la Bible car la boîte de Pandore, (la première femme) contient tous les maux de l’humanité : la vieillesse, la maladie, la folie… et le travail. Pour un Grec, le contraire du travail n’est pas l’oisiveté comme on le conçoit de nos jours, mais le temps des activités libres du citoyen. Ainsi, tout ce qui est contrainte pour vivre est repoussé vers le travail asservi : ce n’est pas la personne mais la tâche qui est dévalorisée.

Au Moyen Âge, les ordres monastiques ont introduit le travail, car on craignait « l’oisiveté, ennemie de l’âme » et quand un artisan devenait assez riche pour devenir un homme libre, il devait d’abord renoncer à son métier et vendre ses outils. Les sept arts libéraux étaient nommés ainsi car pratiqués par des hommes libres quand les arts mineurs, les arts mécaniques, étaient réservés aux serfs. On raffine à l’extrême la séparation en trois ordres de la France : oratores, bellatores, laboratores ou aratores [2]. Dans le Tiers-État, on hiérarchise entre les « gens de Lettres, de finance et de marchandise », puis au-dessous la « moyenne bourgeoisie », les gens de « Métiers » et tout en bas les « gens de Labour et de bras ». Mais la notion de travail n’arrive qu’au XVIIIe siècle, avec Adam Smith réfléchissant à l’origine des richesses : il choisit le travail (quantité, qualité, organisation) comme étalon de mesure de la valeur. On parlait antérieurement de tâches, de peine (ponos) pour subvenir à ses besoins, d’ergon pour l’œuvre.

L’importance donnée à la « valeur travail » varie selon la culture. Dans le delta du Mékong c’est la même eau, le même soleil, la même terre, le même climat ; Pourtant, longtemps au Cambodge on a fait une seule récolte de riz par an ; au Vietnam quatre ! Les religions elles aussi n’ont pas la même approche. Pour le protestantisme, la valeur du travail se conjugue avec un haut niveau de spiritualité. Illustration : « [Le travail] constitue surtout le but même de la vie, tel que Dieu l’a fixé. Le verset de saint Paul : “Si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus” vaut pour chacun, et sans restriction. La répugnance au travail est le symptôme d’une absence de la grâce… Travaillez donc à être riches pour Dieu, non pour la chair et le péché [3]. » (Max Weber).

Comparons notre situation avec celle des États-Unis. Dans ce pays existent de nombreux emplois non qualifiés et à bas salaire, ceux qui ne justifiaient pas une automatisation : gardiens de parking, laveurs de voitures à la main, salariés qui aident aux caisses des supermarchés, pompistes dans les stations-services…). En France, le salaire minimum a engendré une automatisation des tâches (horodateurs pour les parkings, lavage automatique des voitures, pompes à carburant en self-service, machine à écosser les petits pois…) entraînant la suppression de très nombreux postes non qualifiés et un chômage important.

On perçoit avec cette remarque l’importance des enjeux politiques. Sans prendre de position partisane, on peut juste rappeler, pour montrer l’ampleur de cette problématique, une phrase du Général de Gaulle : « la libération de l’Homme [4] , écrasé par les intérêts capitalistes et les dictatures financières ne s’effectuera qu’à condition de donner aux plus modestes les mêmes chances qu’à ceux qui sont avantagés par leur hérédité, leur fortune, leur position sociale, leur influence politique [5]. » (Général de Gaulle).

2. LA RECONNAISSANCE, UN OUTIL COMPLEXE A MANIER

Dans ce contexte, est-il possible de promouvoir une reconnaissance différente ?
De fait, la reconnaissance du mérite au travail est un puissant levier de mobilisation. La demande de reconnaissance des travailleurs « obscurs », livreurs, caissières, femmes de ménage, demande que l’on a vue durant le confinement, est un marqueur d’une société qui ne sait plus reconnaître les besoins fondamentaux.

Or la reconnaissance est une réaction constructive et authentique, qui joue un rôle important dans la vie sociale, par exemple dans la préservation de la santé mentale. Elle crée un environnement propice à construire, maintenir et rehausser l’estime de soi. Elle donne le sentiment d’être apprécié et favorise le développement du bien-être personnel et professionnel. Les gens qui se sentent reconnus au travail auraient quatre fois moins de risques de présenter des signes de détresse psychologique élevée. Cette demande prend la forme de revendications de salaires, de statuts, mais aussi d’une demande plus générale et plus diffuse qui porte sur la personne elle-même, le « respect » et la dignité que chacun lui estime dus.

Prenons un exemple. Médecin de santé publique, Hélène Rossinot [6]soulève le problème des aidants familiaux. Son « discours » concerne aussi un public bien plus large car les « invisibles » sont nombreux : si on ne les voit pas, on ne les entend pas non plus, eux savent ce que la « valeur travail » représente. Il ne suffit pas d’augmenter leurs salaires, il faut aussi les reconnaître comme tels… et toute la problématique est là, dans cette reconnaissance. Pour cela, et en tenant compte du fait que nous sommes dans un moment où le travail est en crise, il faut lui (re)donner une dimension éthique. Il faut le regarder en ayant à l’esprit les valeurs humanistes qui fondent notre société, même mises à mal par des tensions sociales et des difficultés économiques majeures. Il est essentiel de (re)mettre l’Homme au cœur de la société et du monde du travail. Cela passe par une nouvelle organisation du travail. Rien ne sera possible si le management ne continue pas à se remettre en question, si une réflexion approfondie sur les rémunérations, les écarts de revenus indécents et ceux des plus fragiles en particulier, n’est pas menée.

Mais attention aux dérives potentielles : parler de « mérite au travail », c’est risquer de se replonger dans le XIXe siècle. On peut croire que ce risque n’est pas d’actualité, on peut changer les termes : en France, on préfère parler de « valeur travail ». Il en est différemment au Japon et dans certaines grandes firmes américaines où les salariés méritants sont donnés en exemple. Quels que soient les termes, cette reconnaissance utilisée dans des contextes paternalistes et de contrainte a pour conséquence, bien souvent, de dévaloriser les autres, de dégrader l’esprit d’équipe. Certains ont bien du mal à le supporter et peuvent être si touchés qu’ils tombent en dépression ou sont victimes de burn out.

3. LA RECONNAISSANCE, COMMENT ?

Ainsi, la question du « comment ? » est centrale. Pour s’intégrer dans une organisation, toucher concrètement la vie des employés, des gestionnaires et des dirigeants, la reconnaissance doit s’inscrire au sein d’une culture organisationnelle et se fondre dans les pratiques courantes de gestion des ressources humaines et d’organisation du travail. Des précautions de méthode et d’approche paraissent ainsi constituer des préalables :
* s’attacher aux personnes : une conception humaniste et existentielle doit s’intéresser aux personnes en tant qu’êtres singuliers. Dans cette optique, la reconnaissance porte sur l’individu et non sur l’employé. A l’inverse, une approche comportementale s’intéresse aux résultats effectifs, observables, mesurables et contrôlables du travail. Elle suppose implicitement que l’individu agisse en vue de résultats positifs qui sont le moteur de son activité. La reconnaissance au travail est donc considérée comme une récompense. Le salaire à la pièce, l’intéressement aux bénéfices, la commission, la prime sont les applications directes de cette reconnaissance instrumentale. Elle est insuffisante ;
* prendre en considération l’effort, dans une perspective subjective. Les résultats ne sont pas forcément proportionnels aux efforts fournis. Dans un marché déprimé, les salariés peuvent redoubler d’efforts sans que les résultats suivent. Une conception humaniste de la reconnaissance porte sur l’effort, l’engagement et les risques encourus. Elle prend en compte les motivations et l’équilibre psychique de l’individu, ses plaisirs et ses peines. Ici la reconnaissance, indépendante des résultats finaux se vit surtout dans le registre du symbolique ;
* valoriser les compétences : une perspective éthique doit s’intéresser aux compétences de l’individu, aux responsabilités individuelles, au souci qu’il porte à autrui, etc. La qualité de la relation est mise en avant. Cette conception éthique (qui constitue la base théorique sous-jacente à la reconnaissance de la pratique de travail) prend aussi en compte les valeurs et les principes moraux qui guident une organisation, qu’il s’agisse de l’égalité, de la justice ou de la responsabilité sociale.

[1Simone Weil, La condition ouvrière, 1951.

[2Charles Loyseau, Traité des ordres et simples dignités, 1610.

[3Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, 1905.

[4Au sens générique. Dans cette dimension de la reconnaissance professionnelle, un aspect important est lié au « genre ». Nul doute que les métiers traditionnellement déconsidérés et peu valorisés sont ceux que l’on considère comme féminins. La révision des hiérarchies sociales est ainsi, dans le même temps, demande d’un ordre social plus juste pour les femmes.

[5La politique sociale du général de Gaulle, actes du colloque de Lille, 8-9 décembre 1989

[6Hélène Rossinot, Aidants, ces invisibles, Ed. de l’Observatoire / Humensis, Paris 2019.

haut de page