III - DES PILIERS ETHIQUES A MEDITER E LE LUMIERE DE CETTE EXPERIENCE 

Une autre vieillesse : comment penser les transformations de nos sociétés induites par le vieillissement ?

Comme le chantait Jacques Brel, « Mourir, cela n’est rien, / Mourir, la belle affaire ! /Mais vieillir, oh vieillir… ». Quelques siècles plus tôt, Eschyle nous avait lui aussi prévenus : « Les maux naissent aux mortels quand la vie s’allongeant loin en avant s’étire [1]. ».

Mais la question a changé d’échelle : il y a 6 millions de Français de plus de 75 ans aujourd’hui, 2 millions de plus de 85 ans. D’ici 2050, le nombre de personnes âgées de plus de 65 ans passera dans le monde de 900 millions aujourd’hui à 2,1 milliards, quand la population mondiale n’aura augmenté que de 20 %. Au-delà des questions statistiques, la place des personnes âgées et très âgées dans la société est apparue dans sa fragilité et dans le déni collectif qui lui est appliqué (1), ce qui implique sur le plan éthique la recherche de réponses plus justes, par une mobilisation « intergénérationnelle » (2).

1. LA VISIBILITE NOUVELLE D’UN DENI ANCIEN

a. Un choc

Entre le 1er mars et le 5 mai 2020 92 % des décès de la Covid-19 ont concerné des personnes de plus de 65 ans en France. Comme l’a dit Michèle Delaunay, ancien ministre chargée des personnes âgées, « Il est assez terrible de penser que 50% des morts de l’épidémie ont eu lieu en EHPAD alors que les EHPAD ne représentent que 1% de la population » (France culture, 15/5/2020). De façon générale, , les membres du corps médical, pourtant désignés par les grandes lois d’assistance de la IIIe République comme les médiateurs privilégiés entre la société et les vieillards et disposant de l’autorité scientifique et des moyens d’expression pour imposer un discours capable d’influencer perceptions et pratiques, ont démontré au fil du temps leur insuffisance dans la prise en charge globale du grand âge. Le manque de coordination entre les établissements d’hébergement et le secteur hospitalier s’est ajouté au manque d’autonomie sanitaire des premiers. Les nombreux décès souvent simultanés dus à la Covid-19 dans les Établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) ont choqué davantage que s’ils étaient intervenus à l’hôpital.

La vieillesse est ainsi apparue, au choix, comme maladie, handicap, invalidité, charge…Elle est vue souvent, non plus comme la chance de vivre plus longtemps mais comme un handicap de vivre hors des schémas imposés, de vitesse et d’agilité permanentes, exigées de chacun. Elle serait incompatible avec nos modes de vie, nos canons de beauté, de productivité. En conclusion serait imposée une forme de relégation, indexée sur l’utilité sociale, sur la « valeur économique » prêtée aux personnes. La vieillesse est « invalidante », par conséquent prétexte précoce à une relégation sociale précoce. En France, pour les hommes en 2018, 64 % des demandeurs d’emploi de longue durée ont plus de 50 ans [2] (selon la Direction de l’animation de la recherche des études et des statistiques, dans l’étude relative à Activité des seniors et politiques d’emploi, 2020). Le refrain de la « gloire au travail » est dans la même logique, le rejet de celui qui ne travaille plus.

Une déclaration présidentielle (du 13/4/2020) est allée également dans ce sens (même si le droit a fait ensuite barrière en édictant l’impossibilité de toute mesure discriminatoire – et donc d’une mesure d’âge générale) : « Les personnes les plus vulnérables, comme les plus âgées, celles qui souffrent d’un handicap sévère » devront rester confinées « même après le 11 mai…

b. Une dénégation ancienne

Délaissant la sagesse stoïcienne d’un Cicéron ou d’un Montaigne vis-à-vis de l’âge, la littérature contemporaine témoigne d’une obsession du vieillissement, consécutive sans doute aux lendemains de deux guerres apocalyptiques. D’Albert Camus (comme en témoignent les épisodes célèbres de la veillée, puis de l’enterrement de la mère, au début de L’Étranger) à Lars Norén (avec ses personnages de vieillards en vacances improbables de Poussières), la dénégation sociale de la vieillesse réelle est mise en scène, dans ses frontières poreuses, dans sa proximité avec la mort.

L’adoption du terme « vieillissement » par la loi dite « d’adaptation de la société au vieillissement » ou « loi ASV », du 28 décembre 2015, indique l’émergence d’une conscience ambiguë du rapport au temps. Dans nos représentations collectives, le « vieillissement » apparaît désormais comme un processus fluide, continu, variable suivant les individus, repoussé le plus possible mais sans que la vie humaine soit en elle-même beaucoup plus allongée. Alors que le profil majoritaire était féminin, l’augmentation du nombre d’hommes arrivant à un âge avancé, avec souvent un état de santé aussi bon que celui des femmes, est concomitante d’une nouvelle sociabilité, de nouveaux besoins, d’un nouvel horizon. Ce goût pour une sorte de jeunesse retrouvée, dans un corps alerte et un esprit toujours vert, dans un temps de loisir choisi plutôt que forcé, va à l’inverse jusqu’à prétendre nier toute différence entre les générations.

Emmanuel Levinas a souligné l’interdépendance entre la conscience de l’altération de notre corps, de notre vulnérabilité devant la souffrance, la mort, et l’ouverture à celle de l’autre, qui fonde notre responsabilité vis-à-vis de lui (Autrement qu’être). L’Homme apprend, grâce à un détachement de son propre ego, à se concentrer sur ce qui permet de transcender sa propre vulnérabilité, en particulier grâce à l’Amour qui le tourne tout entier au service de l’Autre. Confiant en l’humain et en ses efforts vers le regroupement des plus hautes valeurs spirituelles et morales dans la solidarité, il ose rêver d’un futur où l’âge ne sera plus qu’un passage entre deux moments de la vie singulière de chacun, reliés intimement entre eux, sans perte d’autonomie ni de vie intime, ni de vie sociale.

2. POUR UN NOUVEAU REGARD, PAR L’INTERGENERATIONNEL

a. Une tradition de vie commune entre générations interrompue

Au temps du monde d’avant-hier, plusieurs générations d’hommes et de femmes vivaient dans la même habitation. Souvent le fils succédait au père lequel avait remplacé le grand père, à la tête de l’entreprise familiale. Après le travail on se retrouvait pour la veillée, la plupart du temps dans la cuisine, lieu de vie de la famille, seule pièce chauffée l’hiver.

Avec le monde d’hier vint le départ vers la ville, la dispersion des familles, le travail en usine, le quartier le pavillon, l’immeuble, la télévision… Les générations dispersées s’écrivaient d’abord, puis se téléphonaient, se réunissaient pour les fêtes de famille, les fiançailles… Dans le monde d’aujourd’hui, Facebook, SMS, WhatsApp, Instagram, Tik Tok, ont remplacé la lettre, la télévision. Chacun son compte numérique, pour son propre compte, souvent isolé.

La citoyenneté inspirée du solidarisme de Léon Bourgeois appelle au contraire à inclure chacun, quel que soit son état et son degré d’autonomie physique et mentale. « Le bien vieillir » est trop souvent défini par des points de vue externes : celui des actifs, celui des soignants, celui de ceux qui ne sont pas encore vieux. Cette conception met en place, pour les personnes âgées, une liberté surveillée et encadrée, avec l’injonction de s’adapter. Allons plutôt vers un nouveau regard, une conversion : consentons ensemble à la vulnérabilité de chacun. « La vulnérabilité du vieil homme et de la vieille femme nous apprend à voir notre propre vulnérabilité » (Franck Damour [3]).

b. L’intergénérationnel : une évidence sociale trop ignorée

Ce regard différent peu s’éduquer, trouver une assise et un appui social. Car ce ne sont pas quatre générations qui vivent ensemble mais désormais cinq générations. L’intergénérationnel devient ainsi un enjeu majeur et transversal des politiques publiques Il est trop souvent présenté comme favorisant les personnes âgées quand les bénéfices peuvent aller dans les deux sens. La réciprocité dans la relation permet de renverser la situation d’aide ou d’apprentissage : il n’y a pas un aidant et un aidé, mais deux personnes qui s’enrichissent mutuellement. Quelques illustrations en ce sens :

1 Dans le champ scolaire, on concevra les liens intergénérationnels au-delà du rapport maître/élèves. Chez les élèves, c’est l’occasion de développer les valeurs fondatrices du respect et de la tolérance (induites du regard différencié porté par les « jeunes » sur les « vieux »). Il permet la consolidation des apprentissages (pour les plus jeunes) grâce à la transmission par les aînés de leur maitrise de la langue, des expériences vécues favorisant la responsabilité civique et morale, et/ou l’autonomie et l’esprit critique. Un exemple, dans le petit village de Trébédan (Côtes d’Armor, 420 habitants), où tout le monde va à l’école. L’établissement, « Le Blé en herbe », est ouvert à toute la population avec des ateliers animés par des personnes « âgés ». C’est un lieu à la fois école, médiathèque et cantine, nommé « salle de partage ».

2 Le service civique et/ou le volontariat favorisent le lien social et intergénérationnel.

3 Le logement intergénérationnel repose sur une idée simple : un logement en échange d’un service rendu. C’est la rencontre entre deux personnes, un senior et un étudiant (ou un jeune actif occupé ou à la recherche d’un emploi). Cette rencontre est le plus souvent organisée par une association afin de réunir toutes les conditions et les garanties nécessaires. On peut aller plus loin et penser aux immeubles intergénérationnels, ou mieux encore, à des quartiers intergénérationnels autour d’équipements collectifs (crèches, établissements médico-sociaux, restaurants associatifs…).

4 En entreprise, la transmission des connaissances et le partage des savoirs deviennent des enjeux stratégiques. Avec le « mentoring », les seniors accompagnent les juniors sur des compétences identifiées, puis avec le « reverse mentoring », les plus jeunes aident leurs aînés dans l’appropriation des technologies numériques.

c. L’intergénérationnel : une pratique installée à consolider

De nombreuses associations n’ont plus eu les bras que leur prêtaient des milliers de bénévoles retraités :
• qu’ils soient « voisins attentifs » (ils accompagnent, par exemple, un voisin à l’hôpital, un proche handicapé dans un centre spécialisé) ;
• qu’ils accompagnent les chômeurs, les porteurs de projets, les jeunes dans leur démarche vers la formation et l’emploi : ils parrainent, transmettent, conseillent, gèrent, encouragent si besoin ;
• qu’ils soient investis dans des associations d’aide aux populations marginalisés : migrants, détenus, jeunes sans-papiers, populations en difficulté ;
• qu’ils permettent l’animation culturelle en proposant une alternative au cinéma grand public, théâtre de boulevard ou galerie d’art ;
• qu’ils soient acteurs d’un de nombreuses initiatives relatives aux questions alimentaires, tel que les épiceries solidaires, les jardins partagés, les potagers intergénérationnels Ils participent aux nouvelles façons de produire de consommer et de distribuer.

Ces pratiques sont installées, mais elles peuvent encore être étendues et soutenues.

[1Eschyle, Les Perses.

[2On note une exception : l’âge moyen des conseils d’administration des sociétés anonymes, 54 ans !

[3Franck Damour, La vieillesse, un âge politique, Études 2016/4.

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