III - DES PILIERS ETHIQUES A MEDITER E LE LUMIERE DE CETTE EXPERIENCE 

La fin de la vie, ou comment repenser la mort dans toutes ses exigences ?

« Ô mon Dieu ! Fais que je sois vivant au moment de ma mort ! »
(Oh God ! May I be alive when I die !) D. W. Winnicott

(in Franck Damour, La vieillesse, un âge politique, Études 2016/4).

En interdisant aux proches de voir une dernière fois ceux qui allaient disparaître et en ne laissant pas aux proches la responsabilité de prendre une décision, la crise de la Covid-19 a engendré une formidable dénégation de la dimension humaine. Cela a donné l’image d’une société sécuritaire, utilitariste et aseptisée où la maladie (objet) l’emporte définitivement sur le sujet. Emmanuel Levinas a dû trembler dans sa tombe puisque nous ne reconnaissons plus l’humain de l’Homme ! Le mort serait-il plus dangereux que le vivant ou que celui que l’on soigne ?

Ce « scandale » (c’en est un) a rendu visible une évolution silencieuse de grande ampleur. Sur dix décès, huit interviennent dans une structure institutionnelle de soins, établissement d’hébergement de personnes âgées dépendantes (EHPAD) ou maison de retraite. La question est alors de savoir dans quelle mesure cette mort respecte les droits élémentaires du défunt. Certes, les situations et les moyens sont hétérogènes et chaque institution agit en fonction de sa spécialisation, de ses capacités techniques, des compétences dont elle dispose. Mais s’impose partout, plus ou moins fortement, l’évidence sociale relativement nouvelle d’une coupure entre la vie d’avant et ce lieu étranger du mourir (1).

1. UNE MORT MISE A DISTANCE

a. Aux frontières de la vie, de la mort

Chacun s’interroge ou s’interrogera, en pensant à sa mort plus ou moins proche : comment dans l’immédiat, maîtriser ma souffrance et ma douleur et celles des heures à venir ? Comment partager avec mes proches, quelle image garderont-ils de moi ? Se délite l’appartenance à une famille, un groupe, à la société. La permanence de son image, physique, de sa posture psychique, sont essentielles pour tout être humain. Or la mort fracture tout cela. L’effort des accompagnants est d’essayer de préserver le mourant pour garder une relation particulière avec lui : sa considération, son imaginaire.

La « fin de vie » pose un problème parce que les progrès médicaux ont largement effacé les frontières de la mort « naturelle », procédant d’un long processus d’usure et d’affaiblissement inhérent à la vie. Elle nous confronte à une décision expresse pour la prolonger inutilement ou pour l’abréger. D’où trois questionnements essentiels :
1. quand convient-il de choisir entre prolonger la vie ou y mettre fin ? C’est le conflit insoluble entre deux devoirs moraux : sauvegarder la vie et éviter les souffrances ;
2. qui fait ce choix ? La norme sociétale contemporaine est que la personne soit autonome et souveraine d’elle-même. Mais alors, comment authentifier sa volonté, en recueillir, peut-être, en interpréter la manifestation, et, si elle est hors d’état de la manifester, qui s’y substitue lorsqu’elle ne peut « passer à l’acte » par elle-même ?
3. comment la décision prise par la personne en fin de vie ou la personne de confiance sera-t-elle mise en œuvre ?

b. Une situation toujours insatisfaisante

Si le progrès a permis de faire considérablement évoluer les techniques médicales qui sont de grande qualité, les pratiques relatives à la prise en charge et au respect de la dignité des malades et des proches se sont souvent « fonctionnalisées » et parfois déshumanisées. Les transferts des services dits « d’aigus » vers les unités de soins palliatifs ou de soins d’attente, tels qu’ils sont pratiqués dans la multiplicité des acteurs, en sont un bon exemple. L’intéressé, les proches, sont largement informés du sens de ces dispositions et l’accueil dans les services de « fin de vie » ou le travail des unités mobiles au sein même des établissements est très remarquable et marqué du sceau de l’éthique. Mais les expériences sont multiples, opposées. L’intéressé, les proches, se sentent aussi insuffisamment informés du sens de ces dispositions et de tout ce qu’elles vont induire.

La loi du 2 février 2016 dite loi Claeys-Léonetti, tout en condamnant l’euthanasie, cherche à réaliser un consensus des mœurs politiques et morales en reprenant, par analogie ou artifice, le concept de Thomas d’Aquin (légitimant le fait de tuer son ennemi) qui veut qu’en luttant contre la souffrance par une sédation profonde, on provoque la mort sans intention de la donner. Cela laisse toutefois dans l’angle mort le refus de soins, autorisé par la loi.

Mais ni la législation française actuelle, ni les organismes en charge d’accompagner le dernier âge ne satisfont vraiment une approche spirituelle et biologique exigeante de la mort. Si le droit de mourir dans la dignité est reconnu, c’est dans une conception abstraite qui prend peu en compte les applications réelles. La vieillesse, la maladie, la dépendance ôtent-elles sa dignité à l’homme ou la femme ? Nous devrions plutôt affirmer avec André Comte-Sponville : « si tous les hommes sont égaux en droits et en dignité, cette dernière ne saurait varier selon les circonstances, fussent-elles atroces ». Plutôt que de demander le droit de mourir dans la dignité, il convient de demander le droit de mourir dans la liberté. Or, ce droit, celui d’en choisir le moment et le moyen de l’exercer, reste hors du cadre légal en France.

2. UN REEXAMEN ENCORE NECESSAIRE DE L’APPROCHE SOCIALE DE LA MORT

Une éthique répondant aux besoins humanistes actuels impose donc un réexamen, liant la fin de vie au postulat de liberté de la personne humaine et à nos exigences maçonniques de liberté, d’égalité, de fraternité et de laïcité.

a. Liberté

L’exigence de liberté implique le choix conscient de la personne qui seul peut justifier qu’on déroge au refus de principe de toute « interruption volontaire de vie », au nom d’une morale, religieuse ou non. Dans la loi actuelle, le poids des traditions morales issues des religions abrahamiques renverse le caractère premier de la liberté personnelle, de sorte qu’elle ne peut s’exercer, et encore de manière très limitative par suspension de l’acharnement thérapeutique, que sur décision écrite explicite de l’intéressé. Aussi convient-il d’abord d’établir le droit de maîtriser sa mort au lieu de ne lui accorder qu’une sorte de statut dérogatoire. Et l’établir dans sa totalité implique le droit de chacun à sa propre euthanasie. Certes, on ne peut espérer l’unanimité sur cette question : c’est pourquoi il convient de s’extraire de toutes considérations sur ce qui est métaphysiquement bien ou mal : la loi doit simplement dire le droit de chacun à disposer de lui-même.

b. Égalité

L’exigence d’égalité conduit également à proposer d’inscrire dans la loi française le droit de chacun à sa propre euthanasie. Actuellement, seuls les individus privilégiés peuvent en bénéficier en recourant aux services médicaux de pays voisins ou en profitant de l’aide illégale éventuellement apportée par des relations personnelles fortes avec des professionnels de santé. Les autres ne peuvent recourir qu’aux traditionnels moyens de suicide, hasardeux et douloureux, qui ne permettent guère une décision lucide et apaisée. L’exigence d’égalité doit également faciliter la ritualisation des cérémonies funèbres civiles, dont la dignité rejaillit évidemment sur la dignité de la famille et influe sur le nécessaire travail de deuil. Le cérémonial non religieux, laissé à la compétence de l’opérateur des pompes funèbres en fonction des possibilités de la famille, peut s’avérer d’une grave insuffisance symbolique d’autant plus frustrante lorsque la famille est démunie financièrement et culturellement.

c. Fraternité

L’exigence de fraternité porte à établir un accompagnement dans l’exercice du droit de maîtriser sa mort. Il ne s’agit pas de se décider, de savoir à l’avance ce que sera notre attitude individuelle dans ces moments ultimes mais d’apporter plus de sérénité face à un avenir dont nous voulons garder la plus grande maîtrise possible. Cet accompagnement fraternel doit répondre à un double objectif :
* 1. veiller à ce que le choix de la personne soit éclairé par l’offre d’un autre soin possible ;
* 2. aider la personne dans l’application de sa libre décision en mettant à sa disposition les moyens médicaux efficaces, les plus indolores possibles et en lui assurant, si elle le souhaite, une présence humaine.

d. Laïcité

L’exigence de laïcité conforte l’exigence de liberté et garantit que l’accompagnement spirituel du grand âge dans un organisme public (hôpital, EHPAD ou Unité de soins palliatifs) ne s’effectue que sous la forme d’une assistance psychologique par des professionnels agréés, mais que ces organismes soient ouverts, sur demande des bénéficiaires, aux aumôniers de toutes les religions constituées conformément à la loi de 1905. Il ne peut qu’en être de même pour les cérémonies funèbres. La question de l’existence d’une cérémonie laïque est posée. Pour assurer un cérémonial, dans la neutralité laïque, faut-il légaliser et contrôler une obligation pour les agences de pompes funèbres existantes ?

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