A) Les trafics transnationaux

Trafics de drogues, d’êtres humains, d’armes, contrefaçon… Les acteurs de la « mondialisation grise » ont largement profité de la mondialisation. Empruntant ses voies, usant de ses canaux, ils ont donné naissance à une criminalité organisée transnationale (COT) contre laquelle il est difficile de lutter.

1. État des lieux rapide

On estime que le chiffre d’affaires annuel de la COT, accumulé par des mafias et autres organisations criminelles, avoisine les 1,5% du PIB mondial, soit plus de 1 000 milliards de dollars. Le trafic de produits illicites concerne trois types de produits principalement : la contrefaçon, les drogues et la prostitution.

Si l’on prend l’exemple du trafic de drogues (peut-être le troisième produit le plus échangé au monde, si l’on considère ensemble commerce licite et illicite !), il a connu une forte expansion dans les trente dernières années. Selon l’UNODC, la planète comptait en 2018 270 millions de consommateurs de drogues diverses, dont 35 millions en subiraient des conséquences sanitaires graves. Les réseaux se sont diversifiés, globalisés. La cocaïne, produite en Amérique andine, circule sur la totalité du globe (cf. carte) ; 0,4% de la population mondiale en consommerait régulièrement. Elle est acheminée vers les marchés riches des pays du Nord mais sa production et/ou son trafic concoure à déstabiliser l’ensemble de l’Amérique latine (guerres de gangs, violence endémique…) mais aussi, plus récemment, les pays d’Afrique de l’Ouest par lesquels transite aujourd’hui une partie de la cocaïne circulant vers l’Europe. Quant au cannabis, première drogue consommée dans le monde, il est cultivé dans plus de 130 pays, dont notamment le Maroc, l’Afghanistan (premier producteur mondial d’opium par ailleurs), le Liban, l’Inde et la Pakistan. Près de 14% de la population américaine en consommerait régulièrement.

La criminalité transnationale produit des effets dévastateurs : corruption, violence, avec un fort accroissement des inégalités sociales et genrées. Elle contribue en outre à financer des groupes armés, terroristes (les FARC, Boko Haram, AQMI…). Dans les pays consommateurs, qui sont parfois les mêmes, elle engendre une gangrène des sociétés, une détérioration de la situation sanitaire…

https://dataunodc.un.org/data/drugs/Prevalence-general, 2020

Ces trafics transnationaux ne sont pas un cancer prospérant sur des tissus sains. Au contraire, ils sont partie intégrante de l’économie mondiale. En 2008 déjà, dans son ouvrage « Le Monde des mafias. Géopolitique du crime organisé », Jean-François Gayraud notait : « Le crime organisé ne peut être relégué dans les marges, dans la seconde zone des faits divers ; il a pris une telle ampleur macroéconomique qu’il provoque des mutations profondes de notre système politique et économique. Il doit être à ce titre pensé, analysé, alors qu’il est encore très souvent mis de côté, voire dénié. » Il concluait : « La prolifération du crime organisé est bien plus que la part d’ombre ou la face noire de la mondialisation : elle en est l’un des moteurs inavoués. Cette idée met, bien sûr, tout le monde très mal à l’aise. »

Ajoutons que la lutte contre ces trafics est ambivalente. Dans le cas de la drogue par exemple, les États du Nord ont tendance à lutter contre l’offre des pays producteurs comme si la demande croissante dans nos pays n’était pas, finalement, la source du problème. En outre, cette lutte est problématique : la destruction de plans de coca dans les Andes coupe les paysans pauvres de revenus vitaux. Sans stratégie globale, on ne fait souvent que déplacer le problème : ainsi, les efforts de la Colombie contre les producteurs de cocaïne, financés en grande partie par Washington, ont contribué à déporter la production vers le Pérou et la Bolivie. De fait, les résultats sont souvent provisoires : avant les Jeux olympiques de Rio en 2016, l’armée brésilienne était intervenue dans les favelas pour démembrer des cartels qui aujourd’hui sont à nouveau opérationnels. Enfin, la consommation de cannabis dans nos pays, si elle est punie d’un côté, est aussi largement et cyniquement tolérée car son éradication pourrait entrainer l’embrasement de quartiers entiers…

2. Pistes de réflexion et d’évolutions

Que faire alors ? D’abord, rappelons qu’il existe un cadre de lutte contre la criminalité organisée transnationale (COT), la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée dite « Convention de Palerme ». Elle établit les bases d’une coopération policière et judiciaire internationale, préalable obligé pour lutter contre la COT.

La convention est assortie de trois protocoles :
• le premier est relatif à la traite des personnes ;
• le deuxième traite du trafic illicite de migrants ;
• le dernier concerne le blanchiment d’argent et le trafic illicite d’armes à feu.

Cette convention souligne l’ampleur du problème et la diversité des types de trafics transnationaux. Précisément, comme le soulignait Gilles Favarel-Garrigues, directeur de recherche au CNRS et spécialiste de ces questions, le caractère polymorphe et agglomérant de notion de COT est, finalement, problématique. Selon lui, « l’enjeu (…) est de comprendre si les concepts utilisés, au nom desquels les gouvernements dépensent des moyens considérables, sont les mieux adaptés. » En d’autres termes, il est probablement vain de vouloir s’attaquer en bloc à des activités dont les pratiques vont du franchissement de frontières à la vente de contrefaçons en passant par le recyclage d’argent sale dans les réseaux de la mondialisation financière. Cette remarque liminaire étant posée, plusieurs leviers d’action sont envisageables :
• le premier levier est celui de la connaissance. Le milieu universitaire ou parlementaire s’intéresse finalement assez peu à ces questions. Créer dans les grandes écoles et à l’université des chaires dédiées à la criminologie internationale et à ses rouages serait une première étape. Parallèlement, il faudrait développer dans les forces de police des unités de renseignement, du type de celles qui luttent aujourd’hui contre le terrorisme, afin de passer d’une logique réactive et répressive à une logique proactive ;
• le deuxième levier vise à assécher certains trafics par un recours à la légalisation contrôlée de la vente et la consommation. On pense notamment à la légalisation de certaines drogues douces, on pense notamment au cannabis, dont le commerce pourrait être contrôlé par l’autorité publique comme c’est le cas pour les cigarettes. La condition de réussite d’une telle mesure est que son prix public ne soit pas dissuasif comme cela a été le cas en Californie par exemple. La légalisation des « drogues douces » permettrait d’accentuer la lutte contre les « drogues dures » en communiquant davantage sur leur dangerosité, en sanctionnant davantage leur trafic et leur consommation ;
• le troisième levier est relatif au financement de COT. Il comprend plusieurs volets. Le premier est la lutte contre les paradis fiscaux.

Ces espaces de la mondialisation profitent de la très légale optimisation fiscale mais ils sont aussi les poumons de la mondialisation grise. Les frapper entrainerait de facto un affaiblissement du blanchiment de l’argent sale tiré des trafics en tout genre. Si le G20 depuis 2009 s’est penché sur ce dossier, il a soigneusement évité de cibler les paradis fiscaux internes aux grands pays occidentaux pour se focaliser sur de petits pays, cibles faciles mais secondaires lorsque l’on considère les indices d’opacité financière. Comme le montrent les statistiques, des pays comme les États-Unis, la Suisse, Hong Kong (c’est-à-dire la Chine) mais aussi le Luxembourg, la Suisse ou les Pays-Bas figurent parmi les dix États abritant des centres financiers participant aux flux « secrets » de la mondialisation.

En d’autres termes, et c’est là toute la difficulté, si les pays riches veulent lutter contre les trafics transnationaux dont la production est souvent réalisée dans les pays du Sud… ils doivent d’abord lutter contre eux-mêmes (cf. carte infra). Le rapport PANA, adopté par le Parlement européen en décembre 2017, est une première étape en ce sens mais il n’est pas contraignant juridiquement. A notre sens, seule une mobilisation de l’opinion publique pourrait pousser les États membres de l’UE peu enclin à la transparence à transcrire les recommandations de ce rapport.

https://fsi.taxjustice.no/index/top

Si c’est à l’opinion aujourd’hui de faire pression pour que les dirigeants européens commencent à encadrer véritablement les mécanismes fiscaux et bancaires qui facilitent aujourd’hui le blanchiment de l’argent de la drogue, il est aussi absolument indispensable que l’Europe protège les lanceurs d’alerte sans lesquels ni les Luxleaks ni les Panama Papers n’auraient surgi. Là encore, l’Union européenne va dans le bon sens, qui vient d’adopter une directive dont l’application démarrera en 2021.

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